Commentaire sur les sept points

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Gyalse Tokme Zangpo

Gyalsé Thogmé Zangpo

Commentaire sur les sept points de l’entraînement de l’esprit

par Gyalsé Thogmé Zangpo

Hommage au Grand Compatissant !

Couronne parmi tous les détenteurs des enseignements,
Maître de la double bodhicitta, pur à l’égard des trois entraînements,
Tu as diffusé les enseignements du sugata dans les dix directions.
Ô, guru incomparable, je me prosterne à tes pieds !

La voie unique empruntée par les bouddhas des trois temps et leurs héritiers,
Le précieux trésor qui est la source de tout bienfait et de toute joie,
Voilà ce que j’exposerai, pour répondre aux requêtes répétées de disciples fortunés,
En m’en remettant aux paroles du guru.

Les personnes qui souhaitent atteindre l’éveil complet, parfait et insurpassable doivent orienter leur esprit vers cet éveil et s’appliquer ensuite à cultiver la bodhicitta relative et absolue. Comme l’a dit Ārya Nāgārjuna :

Si nous-mêmes et le monde entier
Souhaitons l’éveil inégalé,
Sachons qu’il se fonde sur la bodhicitta,
Stable comme la reine des montagnes,
La compassion qui rayonne dans toutes les directions,
Et la sagesse qui transcende la dualité[1].

Le divin et précieux Atiśa, seigneur incomparable, a reçu de trois enseignants principaux les instructions sur la bodhicitta : le guru Dharmarakṣita, qui a coupé et offert sa propre chair et réalisé la vacuité uniquement en cultivant l’amour et la compassion ; le guru Maitrīyogi, qui était capable de prendre directement sur lui les souffrances d’autrui ; et le guru de Suvarnadvīpa. Ce qui suit s’inscrit dans la tradition de ce dernier.

Il y a de nombreuses façons de présenter ces instructions. La tradition de Géshé Chékawa l’articule en sept points : 1) les enseignements préliminaires qui viennent étayer la pratique ; 2) la pratique principale de l’entraînement à la bodhicitta ; 3) l’intégration de l’adversité à la voie de l’éveil ; 4) l’application de la pratique à tous les aspects de la vie ; 5) la mesure de l’entraînement ; 6) les engagements de l’entraînement de l’esprit ; 7) les préceptes qui s’y rapportent.

1. Les préliminaires

Le texte racine dit :

D’abord, entraîne-toi aux préliminaires.

On fait ici référence à trois contemplations qui portent respectivement sur : i) la difficulté de trouver les libertés et avantages ; ii) la mort et l’impermanence ; iii) les tourments du saṃsāra.

i. Les libertés et avantages

Premièrement, on contemple ce qui suit : pour obtenir ce support permettant de pratiquer le Dharma – un corps humain doté des libertés et avantages –, nous devons en avoir accumulé la cause, à savoir une vertu abondante. Parmi les êtres, rares sont ceux qui pratiquent de purs actes vertueux, et il s’ensuit que les libertés et richesses qui en résultent sont difficiles à acquérir. En regardant d’autres êtres, les animaux, par exemple, nous pouvons voir à quel point cette occasion est rare. Donc, maintenant que nous avons trouvé ces libertés et avantages, il faut absolument éviter de les gaspiller, et les utiliser plutôt pour pratiquer le pur et unique Dharma.

ii. La mort et l’impermanence

Contemplons l’incertitude de la vie, et méditons sur le fait qu’il y a de nombreuses circonstances qui peuvent causer la mort, au point qu’il n’est pas même garanti que nous vivrons jusqu’à demain. Nous devons donc consacrer toute notre énergie au sain Dharma et ce, dès maintenant.

iii. Les tourments du saṃsāra

Contemplons l’enseignement comme quoi les actions vertueuses et nuisibles ont pour résultat le plaisir et la douleur, et voyons qu’il nous faut renoncer à tout acte nuisible et pratiquer la vertu autant que possible.

2. La pratique principale

L’entraînement à la bodhicitta comporte deux aspects : i) l’entraînement à la bodhicitta ultime et ii) l’entraînement à la bodhicitta relative.

i. La bodhicitta ultime

Cet aspect comprend trois ensembles de pratiques : la préparation, la partie principale et la conclusion.

La préparation consiste d’abord à prendre refuge et à générer l’esprit d’éveil, puis à prier la déité et le maître et à offrir les sept branches. Assis avec le dos droit, inspirez et expirez vingt et une fois, sans la moindre confusion, omission ou addition. Cela vous aidera à devenir un réceptacle adéquat pour la concentration méditative.

Le texte racine passe ensuite à la partie principale :

Considère tous les dharmas comme des rêves.

Comme ce vers l’indique, l’environnement tout entier et les êtres qui l’habitent, que nous percevons comme des objets, sont oniriques. C’est-à-dire qu’ils apparaissent comme ils le font parce que notre esprit est empreint d’illusions, et non parce qu’ils résultent du moindre facteur en dehors de l’esprit. Il nous faut donc mettre fin à nos projections.

On peut alors se demander si l’esprit lui-même est réel ; le texte racine ajoute alors :

Examine la nature de l’intelligence non née.

L’esprit lui-même est dénué des trois phases que sont l’apparition, la durée et la cessation. Il n’a pas de couleur, de forme, et ainsi de suite. Il ne demeure pas à l’extérieur ni à l’intérieur du corps. Il ne possède pas du tout de caractéristique fixe et ne peut donc être saisi d’aucune façon. Reposez-vous donc dans une expérience au-delà des pensées. Si vous en venez alors à concevoir un antidote – en considérant par exemple que le corps et l’esprit sont vides –, suivez le conseil fourni dans le texte racine :

Laisse même l’antidote sur libérer de lui-même.

Cela signifie qu’on observe alors l’essence de l’antidote lui-même : quand on réalise qu’il n’a pas de nature véritable, on demeure dans cette expérience. Comment se repose-t-on ? Le texte racine continue :

Repose dans l’ālaya, l’essence de la voie.

Évitant toute projection ou absorption associée aux sept autres types de consciences, nous devons nous déposer avec une clarté lucide dans une expérience qui se situe au-delà des pensées. Il faut s’abstenir de toute forme de fixation mentale à l’égard de ce qui n’a pas le moindre caractère fixe.

Pour ce qui est de la conclusion, le texte dit :

Entre les séances, sois comme un illusionniste.

En d’autres mots, on permet à l’expérience méditative de se poursuivre dans l’après-méditation. On accomplit toutes les activités quotidiennes ordinaires en sachant que tout ce qui apparaît – nous-mêmes et autrui, l’environnement et les êtres – est simplement comme une illusion, dépourvue de réalité véritable.

ii. La bodhicitta relative

Ceci se décline en deux parties : la méditation et la post-méditation. Pour ce qui est de la première, le texte racine dit :

Exerce-toi aux deux – donner et prendre – en alternance.

C’est extrêmement important. Comme le dit Ācārya Śāntideva :

Quiconque souhaite devenir rapidement un refuge
Pour lui-même autant que pour les autres
Devrait pratiquer le plus sacré des mystères :
L’échange de soi et d’autrui[2].

Et :

À moins de pouvoir offrir mon bonheur
En échange de la souffrance des autres
Je ne pourrai atteindre l’éveil recherché,
Et ne trouverai pas même de joie dans le saṃsāra[3].

Et encore :

Donc, pour soulager les peines qui me sont infligées,
Et pour libérer les autres de leurs souffrances,
Je vais m’offrir à eux,
Et les chérirai autant que moi-même[4].

On commence par penser clairement à notre propre mère – celle de notre vie actuelle. Depuis qu’elle nous a accueillis dans son utérus, elle a immanquablement pris soin de nous, ce qui nous a permis de rencontrer les enseignements du Bouddha et de les mettre en pratique. Sa bonté est donc prodigieuse. Et au-delà de cette vie, elle a posé sur nous un regard plein d’amour depuis des temps sans commencement dans le saṃsāra : elle a pensé à nous avec tendresse, elle nous a protégés des dangers, elle nous a comblés de bienfaits, et elle a veillé à notre bien-être. Sa bonté est donc vraiment immense. Considérons alors que cette personne qui a tant pris soin de nous subit désormais les différentes souffrances du saṃsāra, et cultivons une compassion intense. Pensons : « À moi de lui être utile ! Je dois éliminer tout ce qui lui cause du mal ! »

Qu’est-ce qui lui cause du mal ? La souffrance et son origine. La souffrance l’afflige directement ; son origine l’affecte indirectement. Donc, considérons que nous prenons sur nous l’une et l’autre. Importez dans votre propre cœur toutes les souffrances et causes de souffrances qui se trouvent en elle. Cultivez le souhait ardent que ça se produise effectivement.

Qu’est-ce qui lui serait profitable, à cette tendre mère ? Le bonheur et la vertu. Donc, sans la moindre préoccupation égocentrique, offrez sans réserve tout votre bonheur et toute votre vertu à votre mère. Considérez que cela lui permet de réunir immédiatement toutes les circonstances favorables à la pratique du Dharma et qu’elle est capable d’atteindre l’éveil. Espérez intensément que cela se produise.

Méditez de la même façon en pensant à votre père et aux autres, et étendez en fin de compte votre pratique à tous les êtres sensibles. Après tout, ces êtres ont tous été vos parents à un moment ou un autre, depuis des temps immémoriaux. Les bienfaits qu’ils vous ont accordés sont sans commune mesure et leur bonté fut inappréciable. Or, tous ces êtres qui vous ont témoigné tant de bienveillance sont maintenant tourmentés par les différentes souffrances du saṃsāra. Donc, méditez en imaginant à quel point ce serait merveilleux s’ils étaient libérés de leur misère. Prenez sur vous leurs souffrances – absorbez-les toutes – et offrez-leur votre corps, vos biens et vos actes vertueux passés, actuels et à venir. Imaginez que cela a pour résultat qu’ils trouvent le bonheur et que leur vertu s’amplifie. Souhaitez ardemment que cela s’accomplisse.

Pour faciliter cet échange mental de soi et d’autrui, le texte racine ajoute :

L’un et l’autre doivent chevaucher le souffle.

En expirant, considérez que vous offrez aux autres tout votre bonheur et toutes vos vertus. En inspirant, imaginez que l’ensemble de leurs souffrances et de leurs manques de vertu viennent à vous.

Deuxièmement, il est question de la post-méditation. Le texte racine dit :

Trois objets, trois poisons et trois sources de vertu.

Sur la base de trois types d’objets – plaisants, déplaisants et neutres –, nous faisons l’expérience de trois émotions : l’attachement, l’aversion et la terne indifférence. Or, nombreux sont les êtres qui éprouvent ces trois poisons en fonction de ces trois types d’objets ; et donc ici, nous considérons que nous prenons sur nous toutes ces toxines, avec pour résultat que ces êtres accèdent à la triple vertu consistant à être libre d’attachement, d’aversion et de morne indifférence.

Le texte nous invite ensuite à cultiver la pleine présence :

En toute activité, entraîne-toi en utilisant des slogans.

On devrait par exemple réciter « Que toutes les actions négatives et toutes les souffrances des êtres mûrissent en moi ! Que tout mon bonheur et toute ma vertu mûrissent en eux ! » Ressentons alors une intense détermination. Pour que nous puissions en venir à prendre sur nous les souffrances d’autrui, le texte racine dit :

Commence la séquence de la prise avec toi-même.

Cela signifie qu’en prenant d’abord sur nous, au présent, nos souffrances futures, nous deviendrons capables d’endosser la souffrance des autres.

3. Transformer l’adversité en voie d’éveil

Le texte racine dit :

Quand le monde est rempli de maux,
Transforme l’adversité en voie d’éveil.

Les actes nuisibles font que les ressources naturelles s’épuisent, les êtres deviennent indisciplinés, et ainsi de suite… Quand toutes sortes de souffrances de ce genre se présentent, on peut les transformer en voie d’éveil par le biais de l’intention et de l’action.

i. L’intention

L’intention comporte elle-même deux aspects : transformer les difficultés en voie d’éveil grâce à la bodhicitta relative, et le faire grâce à la bodhicitta ultime.

Transformer l’adversité en voie d’éveil grâce à la bodhicitta relative

Par le passé, quand nous étions en proie à la souffrance, nous ne reconnaissions pas que l’ennemi n’était autre que la saisie du soi ; et, inconscients de l’immense bonté des êtres, c’est sur eux que nous rejetions le blâme. Aujourd’hui, nous devons comprendre que toute souffrance est attribuable à la fixation égotique, comme le souligne le texte racine :

Ramène à la cible tous les blâmes.

Quelle que soit la souffrance dont on fait l’expérience, la faute incombe à notre propre saisie du soi ; les autres ne sont pas à condamner.

Si tous les maux qui affligent le monde,
Toutes les peurs et toutes les souffrances,
Découlent uniquement de l’attachement au soi,
Qu’ai-je à faire d’un tel démon[5] ?

Depuis des temps sans commencement, nous nous sommes cramponnés à un soi là où il n’y avait rien de tel. Et, pour en prendre soin, nous avons accumulé du karma en blessant autrui, etc. C’est ainsi que se manifestent les souffrances du saṃsāra, comme celles des domaines inférieurs. Le Bodhicaryāvatāra dit :

Ô, esprit : tu as passé des ères innombrables
À pourchasser tes propres intérêts ;
Pourtant, ce labeur incessant
Ne t’a causé que souffrance[6].

Puisque c’est l’attachement au soi qui cause la souffrance, il faut y voir l’ennemi. L’esprit qui se cramponne à un soi là où il n’y en a pas a engendré tous les maux que nous avons subis dans le saṃsāra depuis des temps sans commencement jusqu’à aujourd’hui. C’est cela même qui entraîne toutes nos attitudes empreintes de jalousie à l’égard de nos supérieurs, notre mépris envers nos inférieurs et notre rivalité envers nos égaux. C’est aussi ce qui nous empêche de nous affranchir du saṃsāra, et ce qui cause toutes les interactions douloureuses avec les humains et non-humains. Comme le dit le Bodhicaryāvatāra :

C’est lui qui, des centaines de fois
Dans l’existence cyclique, m’a blessé.
Me rappelant désormais tous ces torts,
Je vais écraser cette attitude égocentrique[7] !

Chaque fois que se manifeste la saisie du soi, l’analyse démontrera qu’il n’y a rien de tel qu’un soi. En nous demandant pourquoi nous nous agrippons à une telle illusion, nous pouvons relâcher notre saisie au moment même où elle survient. Alors, efforçons-nous d’éviter qu’elle refasse surface à l’avenir. Comme le dit le Bodhicaryāvatāra :

L’époque où tu pouvais me nuire
Est révolue. Je te vois enfin !
Où pourrais-tu te cacher, désormais ?
Je vais te détruire dans toute ton arrogance[8].

Donc, puisque tous nos malheurs sont la faute de ce démon – l’attachement au soi –, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour le dompter. Comme le disait Shawopa : « Aujourd’hui, je t’en supplie : profite de cette vie brève pour subjuguer ce démon. »

On peut dire de quelqu’un qui oriente ses intentions et actions vers son propre bien qu’il est « profane » (ou « mondain ») ; celui dont les intentions et actions sont dirigées vers le bien des autres mérite quant à lui le nom de pratiquant du Dharma. Tâchons donc d’éviter ce qu’il convient d’éviter et d’adopter ce qu’il faut adopter, conformément à la tradition de Géshé Ben. Il disait d’ailleurs : « Je tiendrai maintenant la lance de l’antidote à la porte de l’esprit ; s’il est vigilant, je le serai également ; s’il se détend, je me détendrai aussi. »

Considérer la saisie du soi comme l’ennemi et l’éviter, voilà ce que Shawopa appelait « le Dharma exorcisant le démon[9]. » Pour nous aider à identifier cet ennemi et décider plutôt de chérir autrui, le texte racine dit :

Médite sur la grande bonté de tous.

De manière générale, tous les êtres ont été nos parents aimants au fil du temps, lequel est sans commencement. Ils nous ont donc témoigné une grande bonté par le passé. De plus, l’atteinte de l’éveil insurpassable dépend des êtres. Comme le dit le Bodhicaryāvatāra :

Pour acquérir les qualités d’un éveillé,
On dépend des êtres ordinaires et des bouddhas.
N’est-il pas absurde d’honorer seulement ces derniers,
Tout en faisant fi des êtres ordinaires[10] ?

Pour qui s’entraîne en vue d’accomplir la bouddhéité, les bouddhas et les êtres sensibles sont d’une égale bonté. Nous devons donc cultiver un amour et une compassion immenses envers les êtres ; nous devons prendre leur négativité et leur souffrance et leur offrir notre bonheur et notre vertu. En particulier, si nous rencontrons des êtres nuisibles – humains ou non –, considérons que ces fauteurs de troubles ont été nos mères encore et encore, depuis des temps immémoriaux. Pour veiller à notre confort, ils n’ont alors craint ni la douleur ni les commérages, et n’ont pas répugné à commettre des mauvaises actions, ce qui leur a attiré toutes sortes de souffrances dans le saṃsāra. Aujourd’hui, sous le pouvoir de l’illusion, ils ne nous reconnaissent pas, alors que nous étions si proches par le passé. Et, inspirés par notre propre mauvais karma, ils commettent une action négative en nous causant du tort, ce qui ne peut que leur garantir d’autres souffrances futures. Donc, contemplons le fait qu’ils ont longtemps enduré des souffrances pour notre bien et qu’ils continueront d’en subir à l’avenir – et cultivons à leur égard une compassion intense. Pensons : « Dans le passé, je n’ai fait que leur nuire. Aujourd’hui, je vais chasser leurs peines et leur faire du bien ! » Et méditons ardemment sur le tonglen (« donner et prendre »).

Faites tout ce que vous pouvez pour aider directement les êtres que vous voyez – les humains et les chiens, par exemple. Si cela s’avère impossible, souhaitez au moins qu’ils puissent se libérer de la souffrance, trouver le bonheur et s’éveiller promptement. Formulez cette aspiration du fond du cœur ; vous pouvez même la réciter à voix haute. Cultivez l’intention que tout acte vertueux que vous accomplirez à l’avenir soit réalisé pour leur bien.

Si l’être malfaisant est un dieu ou un esprit, pensez : « Depuis des temps sans commencement, j’ai consommé ta chair et ton sang ; à moi maintenant de te rendre la pareille ! » Disséquez mentalement votre corps en présence de l’être malfaisant et renoncez-y, en pensant et même en disant tout haut : « Mange ma chair et mes os ! Bois mon sang ! » Considérez que ce faisant, sa faim et sa soif sont apaisées. Une pure félicité remplit son corps et son esprit, et cet être jadis malfaisant en vient à maîtriser la double bodhicitta. Imaginez que de la même façon, vous offrez votre corps à tous les dieux et esprits qui consomment votre chair et votre sang, et que cela les rend tous satisfaits, heureux et vertueux.

Donc, puisque toutes les fautes proviennent du fait qu’on se chérit soi-même, reconnaissez-y l’ennemi. Et puisque les êtres constituent la source de tout bonheur et bienfait, voyez-les comme de proches alliés et faites tout ce que vous pouvez pour les épauler. Comme l’a dit Langri Thangpa : « Dans tous les textes de profond Dharma que je consulte, je trouve un message similaire : toutes les fautes nous sont attribuables, et toutes les qualités relèvent des êtres sensibles, nos frères et sœurs. De ce point crucial, une seule conclusion s’impose : il faut offrir à autrui le profit et la victoire, et prendre sur soi toute perte et toute défaite. »

Transformer l’adversité en voie d’éveil grâce à la bodhicitta ultime

Reprenons le texte racine :

Méditer sur les perceptions illusoires comme étant les quatre kāyas
Est l’insurpassable protection par la śūnyatā.

Chaque fois que nous faisons l’expérience d’émotions perturbatrices ou de souffrances causées par l’environnement extérieur ou les êtres qui l’habitent, ces afflictions et souffrances sont en fait les perceptions illusoires de notre propre esprit. Par conséquent, elles sont dépourvues de la moindre existence véritable. De telles apparitions relatives s’apparentent à un rêve dans lequel nous serions brûlés ou noyés : c’est une erreur de prendre pour réel ce qui ne l’est pas. Or, ultimement, tous les phénomènes sont dépourvus de réalité véritable ; donc, regardez l’essence de l’émotion perturbatrice ou de l’expérience douloureuse. Puisqu’elle ne naît nulle part au début, c’est le dharmakāya non né. Ce qui ne naît pas ne cesse pas ; c’est donc le sambhogakāya incessant. Comme ce qui n’a ni naissance ni cessation ne peut avoir de durée, c’est le nirmāṇakāya non statique[11]. Et puisque ces aspects sont en essence inséparables, c’est le svabhāvikakāya. Voir ainsi les perceptions illusoires comme les quatre « corps (ou aspects) d’un bouddha », voilà l’instruction sur la reconnaissance des quatre kāyas.

Par ailleurs, tout ce qui nous nuit s’avère faire preuve d’une grande bonté, dans la mesure où cela nous inspire à nous entraîner aux deux types de bodhicitta. La créature malfaisante qui met en lumière notre inhabileté à appliquer un antidote et à remarquer le jaillissement des émotions turbulentes est comme une émanation du maître ou du bouddha. Si vous subissez d’intenses souffrances en raison d’une maladie grave (la lèpre, par exemple), pensez : « Si ce n’était de cette souffrance, je serais obnubilé par des projets axés sur cette vie-ci. Mais ce mal m’a fait me rappeler du Dharma alors que je n’y pensais plus. Ce doit donc être l’activité de mon guru et des Trois Joyaux. »

En bref, il nous faut parvenir à cette conviction sincère : tout comme l’émergence de la bodhicitta dépend du guru, la double bodhicitta peut aussi se développer grâce à la souffrance et à ceux qui nous causent du tort ; ils sont donc équivalents.

ii. L’action

Le texte racine traite ensuite des pratiques spéciales d’accumulation et de purification pour transformer l’adversité en voie d’éveil :

Les quatre pratiques constituent la meilleure méthode.

1. La pratique de l’accumulation de mérites

Quand la souffrance fait surface et que vous vous dites que ce serait merveilleux si elle venait à disparaître, contemplez ce qui suit : « Ne pas vouloir souffrir et espérer le bonheur est un signe qu’il faut accumuler les causes du bonheur. » Il faut donc présenter des offrandes au guru et aux Trois Joyaux, vénérer le saṅgha et offrir des tormas aux esprits élémentaires. En somme, employons-nous aux accumulations, physiquement, verbalement et mentalement. Nous devrions prendre refuge, générer l’esprit d’éveil, offrir des maṇḍalas au guru et aux Trois Joyaux et leur adresser des prières ferventes, sans espoir ni crainte, pensant : « S’il est préférable que je sois malade, bénissez-moi avec la maladie. S’il est plus utile que je sois guéri, bénissez-moi avec le rétablissement. S’il vaut mieux que je meure, bénissez-moi avec la mort. »

2. La pratique de la purification des actes négatifs

Nous voulons éviter de souffrir ? Voilà un signe qu’il nous faut abandonner les causes de la souffrance, à savoir les actions négatives. Regretter les méfaits qu’on a commis dans le passé est la force du repentir ; formuler le vœu de ne plus jamais les répéter à l’avenir, même au prix de sa vie, c’est la force de la retenue ; prendre refuge et générer la bodhicitta constituent la force du support ; méditer sur la vacuité, réciter des mantras et dhāraṇīs spéciaux et ainsi de suite représente la force de l’action antidotique. Nous devrions donc confesser nos méfaits comme il se doit, à l’aide de ces quatre forces.

3. La pratique de l’offrande aux influences nuisibles

Offrez des tormas et priez du fond du cœur : « Puisque vous supportez mon entraînement à la bodhicitta, vous êtes d’une grande bonté. Veuillez continuer : faites en sorte que toute la souffrance des êtres mûrisse en moi ! » Si vous en êtes incapable, offrez des tormas, cultivez l’amour et la compassion, et donnez-leur un ordre : « Grâce à tout ce que je fais vous aider, maintenant comme à plus long terme, ne faites pas obstacle à ma pratique du Dharma ! »

4. La pratique de l’offrande aux protecteurs du Dharma

Offrez des tormas aux protecteurs du Dharma et demandez-leur de pacifier toutes les circonstances qui peuvent entraver la pratique du Dharma et de créer plutôt des circonstances favorables.

Pour intégrer à la voie les circonstances immédiates, prenons à cœur le vers suivant :

Applique la pratique à tout ce qui survient.

Qu’une intense souffrance vous accable en raison d’une maladie soudaine, d’une influence nuisible, d’un ennemi ou quoi que ce soit, contemplez le fait qu’il y a en ce monde d’innombrables souffrances similaires, et ressentez de la compassion pour tous ceux et celles qui les subissent. Faites converger toute cette souffrance vers la vôtre, ou considérez que le mal qui vous affecte supporte en fait votre entraînement à la bodhicitta. Réfléchissez à la façon dont il est comparable à la bonté du guru. Par ailleurs, quand vous voyez une personne affligée par la douleur, prenez immédiatement sa souffrance sur vous. Et chaque fois que quelqu’un (qu’il s’agisse de vous-même ou d’une autre personne) éprouve une puissante affliction mentale, cultivez le souhait sincère de prendre sur vous les émotions turbulentes des autres.

Toutes ces méthodes pour intégrer l’adversité à la voie mettent fin à l’espoir et à la peur. Cependant, même si nous arrivons en fin de compte à une voie qui se situe au-delà de l’espoir et de la crainte, s’entraîner tout en conservant une vue distinguant amis et ennemis est comme essayer de redresser un arbre tordu, pour reprendre l’image utilisée par Langri Thangpa.

4. Maintenir la pratique notre vie durant

Le texte racine dit :

En bref, l’essence des instructions
Est de s’efforcer d’appliquer les cinq forces.

Les cinq forces

Les cinq forces sont les suivantes :

  1. La force d’impulsion consiste à susciter un puissant élan dans l’esprit, en pensant encore et encore : « À partir de maintenant, pendant ce mois-ci, cette année, toute ma vie, et jusqu’à ce que j’atteigne l’éveil, je ne me départirai jamais des deux aspects de la bodhicitta ! »

  2. La force de la familiarisation consiste quant à elle à s’entraîner encore et encore aux deux types de bodhicitta.

  3. La force des bonnes graines, c’est accumuler autant de mérites que possible, pour faire naître et croître la bodhicitta.

  4. La force de la répulsion va comme suit : quand des pensées narcissiques se manifestent, on réfléchit à la façon dont la tendance à se chérir soi-même a été la cause de toutes sortes de souffrances, et ce, depuis des temps sans commencement ; on voit que même dans cette vie-ci, c’est à cet égoïsme qu’il faut attribuer notre souffrance, nos actes négatifs et le fait que le Dharma ne se développe pas comme nous l’espérerions. En réfléchissant de la sorte, on rejette les pensées égocentriques.

  5. La force de l’aspiration consiste à exprimer des souhaits après chaque action vertueuse. Par exemple : « À partir de maintenant et jusqu’à l’éveil, puissé-je ne jamais me dissocier de l’entraînement à la double bodhicitta ! Puissé-je transformer toute éventuelle adversité et faire en sorte qu’elle vienne étayer ma pratique ! » Faites des offrandes au guru, aux Trois Joyaux et aux protecteurs du Dharma. Offrez des tormas et priez pour que ces aspirations se réalisent.

On dit que ces cinq forces constituent une pratique qui ramène tout à un simple Hūṃ.

Pour le moment de la mort

On se demande peut-être quelles sont les instructions pour le moment de la mort selon cette tradition. Le texte racine dit :

Les instructions du Mahāyāna pour le transfert
Correspondent aux cinq forces. La conduite est importante.

Quand un adepte de cet enseignement contracte une maladie incontestablement fatale, la pratique des bonnes graines consistera pour lui à offrir toutes ses possessions à la plus grande source de mérites possible, comme l’enseignant ou les Trois Joyaux. Cela devrait se faire sans saisie ni attachement.

La force de l’aspiration, c’est alors offrir les sept branches au guru et aux Trois Joyaux et faire de ferventes prières d’aspiration. Par exemple : « Accordez vos bénédictions pour que dans le bardo et dans toutes mes vies à venir, je puisse continuer de m’entraîner à la double bodhicitta ! Accordez vos bénédictions afin que je puisse rencontrer un guru qui dispense ces instructions ! »

La force de la répulsion consiste à penser : « Les pensées égocentriques m’ont plongé dans la souffrance par le passé, et à moins que je puisse m’en affranchir à l’avenir, elles continueront de m’empêcher d’être heureux. J’ai beau avoir chéri ce corps, il souffre encore. Mais si j’examine les choses, je ne trouve rien – ni dans le corps, ni dans l’esprit – dont on puisse se saisir comme étant le soi. » Fort de cette compréhension, on abandonne la fixation égotique.

La force de l’impulsion consiste à cultiver encore et encore la ferme intention de s’entraîner à la double bodhicitta dans le bardo.

Le force de la familiarisation consiste à se rappeler les façons dont on s’est entraîné à la double bodhicitta par le passé.

Voici enfin la conduite à adopter dans ce cas particulier : allongez-vous sur le côté droit, la main droite supportant la joue droite. Avec le petit doigt de cette main, fermez la narine droite et respirez par la gauche. Alors, avec l’amour et la compassion en guise de préliminaire, entraînez-vous à offrir et à prendre en expirant et en inspirant. Ensuite, considérez que tout dans le saṃsāra et le nirvāṇa, y compris la naissance et la mort, n’est que projections mentales, alors que l’esprit en tant que tel n’a pas la moindre existence véritable. Alors, reposez-vous dans cette compréhension, sans vous cramponner à quoi que ce soit. On peut ainsi mourir tout en méditant et en combinant les deux types de bodhicitta. Il est dit que bien qu’il y ait de très nombreuses instructions pour le moment de la mort, aucune n’est plus merveilleuse que celle-ci.

5. La mesure de l’entraînement de l’esprit

Reprenons le texte racine :

Tous les enseignements convergent vers un même but.

L’objectif de tous les enseignements des véhicules moindres et élevés est de dompter la saisie du soi. Cela signifie que la pratique du Dharma est dénuée de sens (peu importe à quel point on s’y investit) si elle ne sert pas d’antidote à la fixation égotique. Mais si le Dharma agit effectivement comme un tel antidote, c’est là un signe que l’entraînement de l’esprit s’est développé en nous. C’est la vraie mesure du progrès dans le Dharma, et c’est pourquoi on la compare à la barre d’une balance sur laquelle on « pèse » les pratiquants.

Le texte racine poursuit :

Des deux témoins, fie-toi au principal.

Il se peut que des gens s’exclament : « Ce frère est un pratiquant exemplaire, de ceux dont on dit qu’ils incarnent le Dharma. » Certes, le fait de ne pas susciter la désapprobation des autres est un indicateur ; mais on ne devrait pas le considérer comme le plus important. En ce monde, les gens ordinaires ne peuvent lire dans les pensées d’autrui, et il arrive qu’ils fondent leurs opinions sur des apparences fugaces – un comportement observé ici ou là. Se fier au témoin principal, c’est regarder sans embarras notre propre esprit. S’examiner soi-même, en profondeur et en toute franchise, et n’y trouver aucune raison d’éprouver de la honte, voilà un signe qu’on a entraîné l’esprit. Donc, produisez les antidotes et faites des efforts pour ne pas vous discréditer.

Le texte racine reprend :

Conserve toujours une attitude joyeuse.

Par la force d’un entraînement adéquat, nous pouvons avoir confiance dans le fait que nous serons capables d’intégrer à la voie du lojong toutes les difficultés que nous pourrions rencontrer. Cette confiance témoigne d’un entraînement effectif. Quelles que soient les circonstances négatives qui font surface, cultivez la joie. Et entraînez-vous de façon à ne pas hésiter à prendre sur vous les difficultés que subissent également les autres.

Le texte racine dit :

Si tu peux pratiquer même distrait, tu es compétent.

Même distrait, un cavalier habile ne tombe pas de son cheval. De même, quand des épreuves font surface – quand, par exemple, des gens vous nuisent sans préavis –, si vous ne ressentez pas de colère, mais que vous parvenez plutôt à transformer l’adversité de sorte qu’elle vienne nourrir votre pratique du lojong, c’est un signe d’entraînement. Donc, faites un effort et efforcez-vous d’atteindre ce niveau.

Les différents signes qu’on vient de décrire témoignent tous d’un certain entraînement, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille s’en tenir là. Continuez de faire des efforts et d’entraîner votre esprit, même après avoir constaté ces signes.

6. Les engagements de l’entraînement de l’esprit

Le texte racine dit ici :

Entraîne-toi constamment aux trois grands principes.

Quels sont ces trois principes ? 1) Ne pas transgresser les engagements à l’égard du lojong ; 2) ne pas être insouciant ; 3) ne pas sombrer dans la partialité.

  1. Évitez de penser : « Je suis un pratiquant du lojong qui peut ignorer les préceptes inférieurs. » Plutôt, avec l’intention d’entraîner votre esprit, protégez tous les préceptes auxquels vous avez souscrit, des vœux de libération individuelle jusqu’aux engagements du Vajrayāna, et ne les laissez pas décliner.
  2. Évitez toute forme de comportement irresponsable destiné à démontrer aux autres que vous êtes libre d’attachement au soi – abattre un arbre puissant, par exemple, ou coudoyer les lépreux. Veillez à suivre l’exemple des maîtres de la tradition Kadam qui incarnaient les enseignements de Géshé Dromtönpa au monastère de Radreng.
  3. Évitez toute forme de partialité, tel que tolérer les abus commis par les humains, mais pas ceux commis par des êtres non humains, respecter les puissants tout en méprisant les humbles, aimer les amis tout en détestant les ennemis. Veillez à ce que votre entraînement s’applique universellement.

Le texte racine dit :

Change d’attitude, mais reste naturel.

Transformez l’attitude consistant à se chérir soi-même en celle qui consiste à chérir autrui, tout en veillant à ce que vos actions et paroles soient en harmonie avec celles de vos compagnons de Dharma. Il est dit que toutes les pratiques d’entraînement de l’esprit devraient impliquer de « faire de grands progrès en montrant peu de signes extérieurs ». Faites mûrir votre esprit d’une façon qui soit imperceptible aux yeux d’autrui.

Ne parle pas des membres estropiés.

Ne dites pas de choses déplaisantes à propos des autres, qu’il s’agisse de souligner des incapacités physiques (la cécité, par exemple) ou des défauts de nature spirituelle (tel qu’une éthique défaillante).

Ne t’attarde pas sur les défauts des autres.

Quand vous relevez des fautes chez les êtres en général, et particulièrement chez ceux qui ont franchi la porte du Dharma, attribuez-les à votre propre perception impure. Dites-vous qu’il n’y a pas de certitude[12] que la personne en question a effectivement ce défaut, et mettez fin à votre tendance à critiquer autrui.

Entraîne-toi d’abord avec l’émotion la plus destructrice.

Observez votre esprit pour distinguer l’affect le plus dévastateur et occupez-vous-en en premier, en faisant de toutes les pratiques un antidote à cette émotion particulière.

Abandonne tout espoir de résultats.

Laissez aller toutes les préoccupations ou attentes égocentriques à l’égard de l’entraînement de l’esprit – comme espérer que la pratique vous procure la prospérité et le respect en cette vie, le bonheur des dieux et humains dans les vies à venir, ou le nirvāṇa pour vous-même.

Renonce à la nourriture empoisonnée.

Abandonnez toute activité vertueuse, mais contaminée par l’attachement à la réalité des phénomènes ou par des pensées égocentriques, de la même façon que vous éviteriez de la nourriture additionnée de poison.

Ne sois pas si loyal à la cause.

Ne gardez pas de rancune à l’égard du mal que d’autres personnes vous ont fait. Délestez-vous du ressentiment.

N’exerce pas de représailles.

Quand d’autres parlent de vous en mal, ne ripostez pas en employant des mots blessants. Et ne commentez pas le malheur d’autrui en disant que c’est mérité.

Ne tends pas d’embuscade.

Ne ruminez pas le mal que vous a infligé autrui en attendant l’occasion de vous venger.

N’attaque pas les points faibles.

N’agissez pas d’une façon qui suscite de la souffrance dans l’esprit des autres – en exposant leurs défauts cachés, par exemple, ou en récitant les « mantras de force vitale » d’êtres non humains.

Ne charge pas le fardeau d’un bœuf sur le dos d’une vache.

Transférer sournoisement à d’autres personnes un blâme ou une responsabilité qui vous revient : voilà un comportement négatif à éviter.

Ne sois pas compétitif.

Évitez toute pensée ou action orientée vers l’acquisition de biens communs par divers moyens.

Ne détourne pas les rites.

Prendre sur soi la défaite d’autrui avec le souhait d’accéder soi-même en fin de compte au bonheur, ou entraîner son esprit dans le but de pacifier les démons, les influences nuisibles et la maladie n’est pas différent de pratiquer un rite mondain pour écarter l’infortune. Évitons ce genre de visées égoïstes. Un entraînement de l’esprit fondé sur une attitude partiale et abordé comme une méthode pour faire face aux démons et influences néfastes n’est pas différent des rituels chamaniques. Pour mériter le nom de Dharma, il doit servir d’antidote aux afflictions mentales et aux pensées ordinaires.

Ne réduis pas les dieux à des démons.

Quand leurs dieux sont mécontents et leur nuisent, les gens ordinaires disent que ces dieux se sont transformés en démons. De la même façon, si l’entraînement de l’esprit suscite une augmentation de l’orgueil et de l’arrogance, ce qui était du Dharma ne l’est plus. Le lojong doit discipliner notre caractère ; si notre personnalité se trouve bouffie d’orgueil, c’est que le Dharma n’a pas fait mouche. C’est comme effectuer un rituel de rançon à la porte occidentale alors que le démon pose plutôt problème du côté de la porte orientale. Un baume médicinal doit être appliqué à la partie du corps qui est malade. Dans tous les cas, abandonnons la tendance à nous chérir nous-mêmes et agissons envers tout un chacun comme le plus humble des serviteurs.

Ne cherche pas ton bonheur dans le malheur d’autrui.

Évitez de souhaiter le malheur des autres en pensant que cela vous rendra heureux. « Si ce parent ou cet ami venait à mourir, je pourrais acquérir sa nourriture, ses richesses, ses livres… Si mon mécène tombait malade et mourait, j’aurais l’occasion d’accumuler des mérites… Si un compagnon de méditation décédait, j’aurais la chance d’accumuler les mérites par moi-même… Si mon ennemi périssait, je ne serais plus en danger et je pourrais m’épanouir… » Voilà autant d’exemples de pensées à bannir.

7. Les préceptes de l’entraînement de l’esprit

Entraînons-nous aux méthodes qui font que notre pratique du lojong ne décline pas, mais qu’au contraire, elle s’améliore et se renforce. Le texte racine dit :

Accomplis tout avec une même intention.

Effectuez toutes les activités, telles que les yogas de l’alimentation et de l’habillement, purement dans l’intention d’être bénéfique aux autres.

Contrecarre toutes les difficultés avec un unique remède.

Si, dans le contexte de notre pratique du lojong, nous sommes malades, affligés par des démons ou des influences néfastes, ou encore calomniés, ou si nous constatons que nos émotions turbulentes augmentent au point que nous n’avons plus envie d’entraîner notre esprit, nous pouvons considérer la quantité de gens en ce monde qui éprouvent des difficultés analogues. En ressentant de la compassion pour eux, aspirons à prendre sur nous tous leurs problèmes et méditons sur le tonglen.

Deux tâches : l’une au début, l’autre à la fin.

Le matin, partez du bon pied : « Aujourd’hui, je ne m’écarterai pas de la double bodhicitta ! » Maintenez ensuite l’attention et la vigilance tout au long de la journée, conformément à cette aspiration. Le soir, quand vous vous apprêtez à dormir, passez la journée en revue. Si vous avez agi de façon contraire à la bodhicitta, énoncez vos fautes, confessez-les et prenez la résolution de ne pas les répéter. Si vos actions se sont accordées à la bodhicitta, réjouissez-vous et aspirez à continuer dans la même veine.

Que l’un ou l’autre survienne, sois patient.

Si d’aventure vous accumulez disciples et richesses, ne les laissez pas devenir une cause d’arrogance. Reconnaissez leur caractère illusoire, et aspirez à ce qu’ils deviennent des moyens d’être utile à autrui. Si vous vous retrouvez dans le plus grand dénuement – dans la boue, dirions-nous[13] –, reconnaissez que cela aussi est illusoire. Prenez sur vous toutes les difficultés des êtres et ne vous laissez pas décourager.

Maintiens les deux, même au péril de ta vie.

À moins de tenir les engagements du Dharma en général et ceux de l’entraînement de l’esprit en particulier, vous n’accéderez pas au bonheur, ni dans cette vie ni dans celles à venir. Gardez-les avec plus de soin que vous protégez votre propre vie.

Entraîne-toi aux trois difficultés.

Quand s’élèvent les émotions perturbatrices, il est difficile de les remarquer d’emblée ; il est ensuite difficile de les écarter ; et à la fin, il est difficile de faire cesser leur continuité. Donc, au début, reconnaissez-les d’entrée de jeu ; au milieu, augmentez la puissance de l’antidote pour les abandonner ; à la fin, faites tout ce que vous pouvez pour qu’elles ne reviennent plus.

Acquiers les trois provisions principales.

Les trois principaux éléments qui nourrissent la pratique du Dharma sont de rencontrer un bon enseignant, de pratiquer authentiquement avec un esprit malléable, et de réunir les conditions propices à la pratique. Si ces trois provisions sont complètes, réjouissez-vous-en et aspirez à ce que les autres puissent également acquérir de telles conditions. Si l’ensemble est incomplet, considérez que de nombreuses autres personnes en ce monde sont également dépourvues de ces prérequis et qu’elles ne sont donc pas en mesure de pratiquer authentiquement le Dharma. Ressentez de la compassion pour ces gens. Cultivez le souhait sincère que leur manque de ressources mûrisse en vous et qu’ils acquièrent tout le nécessaire.

Cultive les trois qui ne doivent pas décliner.

Comme toutes les qualités du Grand Véhicule dépendent de la dévotion au guru, cette dévotion ne doit pas décliner. Comme l’entraînement de l’esprit est la substantifique moelle du Dharma du Mahāyāna, l’enthousiasme pour sa pratique ne doit pas diminuer. De même, le maintien des préceptes des véhicules élevés et fondamentaux, y compris les préceptes mineurs, ne doit pas se détériorer.

Fais en sorte que les trois soient inséparables.

Veillez à ce que votre corps, votre parole et votre esprit ne s’écartent jamais de la vertu.

Applique l’entraînement à tout, sans partialité.
Il est vital qu’il soit profond et qu’il englobe tout.

L’entraînement de l’esprit doit s’appliquer de façon impartiale à tous les êtres sensibles de même qu’aux objets insensibles. Vous devez mettre en œuvre les techniques et les appliquer à tout ce qui survient dans l’esprit. Il ne doit pas s’agir d’un intérêt de pure forme, mais de véritable compétence.

Médite toujours sur ceux qui sont mis de côté.

Il y a des gens envers qui il est difficile d’éprouver de l’amour et de la compassion – les rivaux, les compagnons ordinaires, ceux qui nous nuisent sans provocation, et ceux qui nous prennent en grippe pour des raisons karmiques. On devrait leur accorder une importance spéciale dans la méditation.

Ne dépends pas des conditions extérieures.

Ne soyez pas tributaires des circonstances optimales – nourriture, vêtements, protection contre les forces humaines et non humaines, bonne santé, et ainsi de suite. Si vous ne pouvez réunir ces conditions, intégrez cette situation à la voie au moyen des deux types de bodhicitta.

Cette fois, pratique ce qu’il y a de plus important.

Toutes les formes physiques qu’on a adoptées depuis des temps sans commencement ont été vaines. Cette fois, dans cette vie, nous devons accomplir ce qu’il y a de plus important. Le Dharma est plus important que les affaires de cette vie. Il est plus important de pratiquer le Dharma que de l’étudier et l’enseigner. L’entraînement à la bodhicitta est plus important que les autres formes de pratique. La pratique assidue des instructions de son maître est plus importante que l’entraînement axé sur les écritures et le raisonnement. Rester sur son coussin et pratiquer est plus important que les autres formes de conduite. Appliquer l’antidote est plus important que d’éviter les objets. Voilà les choses les plus importantes à mettre en pratique.

Évite les méprises.

Il y a six sortes de méprises à éviter :

  1. La patience déplacée : endurer les difficultés quand il s’agit de l’emporter sur nos ennemis et de protéger nos amis, mais ne pas supporter les souffrances relatives à la pratique du Dharma.
  2. L’intention déplacée : ne pas éprouver d’intérêt pour la pratique du pur Dharma, mais s’intéresser aux gloires et richesses de cette vie.
  3. La délectation déplacée : ne pas savourer le goût du Dharma en s’adonnant à l’étude, à la réflexion et à la méditation, mais se repaître dans les plaisirs mondains.
  4. La compassion déplacée : ne pas cultiver de compassion pour les êtres malfaisants, mais le faire pour ceux qui supportent des difficultés pour le Dharma.
  5. Les initiatives déplacées : ne pas encourager les personnes qui dépendent de nous à pratiquer le Dharma, mais les encourager plutôt à trouver des moyens d’accroître leur gloire et leur richesse en cette vie.
  6. La joie déplacée : ne pas cultiver la joie à l’égard des bonheurs et vertus du saṃsāra et du nirvāṇa, mais se réjouir quand nos rivaux souffrent.

Évitez ces six formes de pratiques erronées et prenez à cœur leurs six formes appropriées.

Ne sois pas inconstant.

Évitez le genre de pratique sporadique qu’adoptent parfois ceux qui n’ont pas encore confiance dans le Dharma. Entraînez votre esprit résolument, sans distraction ni interruption.

Entraîne-toi sans réserve.

Consacrez-vous tout entier à l’entraînement de l’esprit et pratiquez énergiquement.

Libère-toi par le discernement et l’analyse.

Déterminez votre poison mental prédominant et faites-en le point de mire d’efforts intenses. Examinez la question pour voir si l’affliction se produit quand vous entrez en contact avec un objet potentiellement provocateur. Si c’est le cas, appliquez un antidote pour la surmonter, et faites tout votre possible jusqu’à ce qu’elle ne survienne plus.

Ne sois pas fanfaron.

Ne vous vantez pas d’être gentil envers les autres, d’avoir longtemps pratiqué le Dharma avec acharnement, ou d’être érudit et discipliné. La vantardise n’a pas sa place quand on médite en vue de chérir les autres plus que soi-même. Comme l’a dit Radrengpa : « N’entretiens pas de grands espoirs à l’égard des humains ; supplie plutôt les déités. »

Ne sois pas irritable.

Ne contre-attaquez pas, même quand d’autres vous humilient devant de nombreuses personnes ; ne soyez pas importuné. Si nous, pratiquants, ne faisons pas du Dharma un antidote à la saisie égotique, notre patience peut devient plus fragile que la peau d’un bébé et l’on peut devenir plus irritable que le démon Tsang Tsen. Pourrait-on vraiment considérer cela comme du Dharma ? Assurez-vous donc que le Dharma fonctionne correctement, comme un antidote à la saisie égotique.

Ne sois pas d’humeur imprévisible.

Ne passez pas de la bonne humeur à la déprime à la moindre provocation : cela ne ferait que contrarier vos compagnons.

N’attends pas de reconnaissance.

N’attendez pas de renommée, de célébrité ou de mots de remerciements pour avoir été utile aux autres ou pour avoir pratiqué le Dharma.

Entraînez-vous correctement de la sorte, tout au long de votre vie, en cultivant la double bodhicitta pendant les séances de méditation et entre les séances. Vous accéderez alors à la confiance qui émane de la maîtrise.

Conclusion

L’essence des instructions comparables au nectar
Pour transformer en voie d’éveil
Les cinq signes évidents de dégénérescence
Fut transmise par l’homme de l’Île dorée.

En cette époque où les cinq signes de dégénérescence – liés au temps, aux êtres, à la durée de vie, aux émotions négatives et à la vue – sont répandus, les circonstances propices au bonheur sont rares, et nombreuses sont celles qui provoquent la souffrance, incluant des maux causés par des humains et non-humains. Se retrouver empêtré dans de telles circonstances négatives peut devenir un support pour l’entraînement de l’esprit. Alors, peu importe la quantité de circonstances négatives que l’on rencontrera, la pratique du lojong fera en sorte que seule la vertu augmentera.

Ces conseils essentiels du maître de Suvarnadvīpa sont comme le nectar qui transforme le poison en médicament. Ils surpassent toutes les autres instructions. Quand un pratiquant du lojong sait entraîner l’esprit de cette façon, son corps devient « la cité qui est la source du bonheur », parce qu’il suscite pour lui-même et autrui toute la joie du saṃsāra et du nirvāṇa. En appliquant ces conseils à tout ce que vous entreprenez et en entraînant bien votre esprit, ce dernier se mêlera au Dharma, et vous atteindrez avant longtemps l’objectif parfait, pour vous-même et les autres.

Le texte racine dit :

Quand germèrent en moi des graines karmiques issues d’entraînements antérieurs,
Je ressentis un vif intérêt et, faisant fi de la souffrance et du dénigrement,
Je recherchai des instructions pour soumettre la fixation égotique.
Désormais, même si je devais mourir, je n’aurais aucun regret.

Chékawa, le seigneur des yogis, dit qu’il a complètement entraîné son esprit et que dans sa sagesse, il en est venu à chérir autrui plus que lui-même. Il s’est entièrement libéré du fourré des préoccupations égocentriques et a ainsi atteint ce niveau de confiance.

Grâce à la bonté du seigneur du Dharma appelé Drakpa,
J’ai bien reçu le précieux trésor de cette transmission orale.
Par le pouvoir de cette révélation demandée par de fidèles disciples,
Puissent tous les êtres parvenir à la maîtrise des deux types de bodhicitta !

Ce commentaire succinct basé sur les paroles de la lignée orale des Sept points de l’entraînement de l’esprit fut composé en réponse aux requêtes répétées de Drakpa Gyaltsen, un yogi du suprême véhicule, par le moine Thogmé, dans son ermitage, la forteresse du Dharma de Ngultchou.


| Traduit en français par Vincent Thibault (2023) sur la base de la traduction anglaise d’Adam Pearcey (2018).


Bibliographie

Édition tibétaine

rgyal sras thogs med bzang po. “rgyal baʼi sras po thogs med bzang po dpal gyis mdzad paʼi blo sbyong don bdun ma.” dans gdams ngag mdzod, édité par ʼjam mgon kong sprul blo gros mthaʼ yas. Paro : Lama Ngodrup et Sherab Drimey, 1979–1981. Vol. 4 : 189–214.

Ressources complémentaires (en français)

Trungpa, Chögyam, L’entraînement de l’esprit et l’apprentissage de la bienveillance, traduit par Richard Gravel, Éditions du Seuil (collection Points), Paris, 1998.

Kongtrul, Dzigar, Le cœur intelligent : Manuel pour vivre en compassion, traduit par Anne Benson, NiL éditions, Paris, 2022.

Kyabgon, Traleg, La pratique du lojong : Cultiver la compassion par l’entraînement de l’esprit, traduit par Vincent Thibault, Éditions Carrefours azur, Québec, 2022.


Version : 1.0-20230505



  1. Ratnāvalī, II, 74–75.  ↩

  2. Bodhicaryāvatāra, VIII, 120.  ↩

  3. Bodhicaryāvatāra, VIII, 131.  ↩

  4. Bodhicaryāvatāra, VIII, 136.  ↩

  5. Bodhicaryāvatāra VIII, 134.  ↩

  6. Bodhicaryāvatāra, VIII, 155.  ↩

  7. Bodhicaryāvatāra, VIII, 154.  ↩

  8. Bodhicaryāvatāra, VIII, 169.  ↩

  9. 'gong po 'gong rdzong gi chos.  ↩

  10. Bodhicaryāvatāra, VI, 113.  ↩

  11. « Non statique » : une tentative pour rendre non-abiding, en anglais (« qui ne demeure/dure pas »).  ↩

  12. nyen med. Traduction incertaine.  ↩

  13. L’anglais dit : (as the saying goes) lower than everything but water. Nous avons opté pour quelque chose qui nous semblait plus idiomatique pour les lecteurs francophones.  ↩

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