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ISSN 2753-4812
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Introduction à Tārā

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Introduction à Tārā

par Stefan Mang

Tārā est l’une des déités féminines les plus vénérées du monde bouddhiste, particulièrement au sein du bouddhisme tibétain, où elle occupe une place centrale dans la pratique liturgique et dévotionnelle. Comme le suggère son nom – souvent traduit par « Salvatrice[1] » –, Tārā est révérée en tant que protectrice compatissante qui répond rapidement aux besoins des êtres rencontrant des dangers terrestres et spirituels[2]. Aujourd’hui encore, les bouddhistes tibétains tant laïques que monastiques l’invoquent régulièrement pour cette raison. Sa popularité continue se reflète dans l’abondance des traditions rituelles, textuelles et iconographiques consacrées à ses nombreuses formes.

Selon la tradition exégétique tibétaine, le premier verset de la Louange à Tārā en vingt et un hommages conte les origines de Tārā. On y voit généralement la principale source canonique racontant l’émergence mythique de la déesse. Les commentaires expliquent que Tārā est née d’une larme d’Avalokiteśvara, le Seigneur du triple monde, incarnant ainsi sa compassion sans borne. Dans cette forme, elle est particulièrement célébrée pour la rapidité avec laquelle elle répond aux souffrances des êtres[3]. Si cette version est considérée comme canonique, des commentateurs tibétains ont développé l’idée, en racontant d’autres histoires et variantes sur les origines mythiques de Tārā[4].

Historiquement, le culte de Tārā remonterait à l’Inde, où elle a émergé dans les milieux tant bouddhistes qu’hindous. Ses origines font toujours l’objet de débats parmi les chercheurs : certains défendent l’hypothèse d’une genèse bouddhiste absorbée ultérieurement par les traditions hindoues, alors que d’autres proposent un processus plus réciproque d’influence mutuelle[5]. Dans les premières représentations bouddhistes[6], de même que dans les récits ultérieurs sur ses origines[7], Tārā accompagne régulièrement Avalokiteśvara. À partir du huitième siècle, cependant, sa popularité croît à titre de déité indépendante, au point qu’elle en vient à remplacer Avalokiteśvara en tant que sauveuse face aux huit grands dangers (aṣṭamahābhaya, ’jigs pa chen po brgyad)[8]. Vers la même époque, son culte s’établit fermement dans de grands centres bouddhistes indiens, comme Nālandā, et commence à se répandre en Asie du Sud et du Sud-Est[9].

Selon des sources historiques tibétaines, la déesse serait apparue au Tibet dès le septième siècle, quand la princesse népalaise Bhṛkutī apporta une statue de Tārā en bois de santal qui faisait partie de sa dot pour le roi Songtsen Gampo (srong btsan sgam po, 617–650)[10]. Quelques textes dédiés à Tārā furent traduits dans les siècles qui ont suivi[11], mais son culte ne s’est réellement implanté qu’au onzième siècle, quand le maître indien Atiśa (982–1054) en fit activement la promotion[12]. Au fil des siècles suivants, la dévotion à Tārā s’est épanouie au Tibet, engendrant une gamme de systèmes rituels et de lignées tantriques, dont plusieurs sont toujours actifs.

Dans sa forme la plus emblématique, on l’appelle simplement Tārā, Tārā verte, ou Tārā de la forêt de Khadira (Khadira-vaṇī-tārā ; grol ma seng ldeng nags ma). Son mantra racine – oṃ tāre tuttāre ture svāhā – l’invoque en reprenant trois épithètes : Tārā (« Libératrice »), Tuttārā (« Salvatrice ») [13], et Turā (« Prompte »)[14]. On fait appel à elle pour des bénédictions qui protègent, soulagent l’angoisse, guérissent la maladie et dispensent la prospérité. C’est surtout son pouvoir protecteur qui lui a valu sa renommée en tant que « Tārā qui protège des huit grands dangers » (Aṣṭa-mahābhaya-tārā), rôle dans lequel elle défend les pratiquants des menaces externes – lions, éléphants, feux, serpents, brigands, inondations, maladies contagieuses et démons[15]. Ces huit grands périls en vinrent à être interprétés non seulement comme des dangers extérieurs, mais comme des représentations de troubles intérieurs qui écartent le pratiquant de la voie spirituelle. Cette lecture métaphorique se trouve, par exemple, dans les écrits du premier Dalaï-Lama, Gendün Droupa (dge ’dun grub pa, 1391–1474), qui associa chacun des périls externes à une toxine mentale correspondante : le lion de l’orgueil, l’éléphant de l’ignorance, le feu de la colère, le serpent de la jalousie, les brigands des vues erronées, les chaînes de l’avarice, l’eau du désir, les démons du doute[16].

À mesure que son culte a pris de l’ampleur, différents systèmes rituels se sont développés autour de Tārā, correspondant aux quatre activités éveillées (catur-karman ; las phrin las), qui couvrent l’ensemble des intentions rituelles tantriques : la pacification (blanche), l’enrichissement (jaune), la magnétisation (rouge) et la subjugation (noire). Tārā est le plus souvent invoquée sous ses aspects blanc et rouge ; la pratique de ses formes jaune et noire semble moins courante. Par l’entremise de ces couleurs et des activités qui leur correspondent, de nombreuses autres déités bouddhiques féminines furent assimilées dans son réseau mandalique et en vinrent à être considérées comme des manifestations de Tārā[17]. Sous l’aspect de Tārā blanche, « La Roue qui exauce les souhaits » (Cintā-maṇi-cakra Tārā ; sgrol dkar yid bzhin ’khor lo), elle a rejoint la triade des déités de longévité, aux côtés d’Amitāyus et d’Uṣṇīṣavijayā, et elle est révérée pour ses qualités rajeunissantes et prolongeant la vie. En tant que Tārā rouge et dans ses manifestations telles que Kurukullā, elle magnétise et soumet tant le monde extérieur que les émotions intérieures et l’esprit du pratiquant. Sous sa forme jaune, et dans ses manifestations telles que Vasudhārā, elle accroît la richesse, le mérite et la connaissance. En tant que Tārā noire, et par l’entremise de manifestations courroucées telles que Siṃhamukhā, elle surmonte les obstacles et expulse la négativité.

La Louange à Tārā en vingt et un hommages a inspiré la plus célèbre manifestation collective de la déesse. La Louange proprement dite ne nomme ni n’identifie pas de formes spécifiques de Tārā, mais les traditions iconographiques firent toutes correspondre une forme particulière à chacun des vingt et un versets. Chaque forme fut alors associée à une activité éveillée, qui a inspiré son nom spécifique. Plus tard, nombre de déités bouddhiques féminines de premier plan trouvèrent leur place parmi les vingt et une Tārās, dont Sarasvatī, Uṣṇīṣavijayā, Sitātapatrā, Kurukullā, Bhṛkutī, Mahāmāyūrī et Mārīcī[18]. Cependant, les traditions diffèrent dans la façon dont elles font correspondre les versets aux formes et activités de Tārā.

Tout à la fois agile protectrice contre les dangers terrestres et spirituels et figure centrale dans des pratiques tantriques avancées, Tārā continue de personnifier le principe de compassion éveillée dans le cadre rituel, iconographique et dévotionnel du bouddhisme tibétain.


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| Introduction traduite en français, à partir de l’anglais, par Vincent Thibault (2025).


Pour en savoir plus

Beyer, Stephan. The Cult of Tārā: Magic and Ritual in Tibet. Berkeley: University of California Press, 1978.

Ghosh, Mallar. Development of Buddhist Iconography in Eastern India: A Study of Tārā, Prajñās of the Five Tathāgatas and Bhṛikuṭī. New Delhi: Munshiram Manoharlal, 1980.

Herrmann-Pfandt, Adelheid. Die lHan kar ma: ein früher Katalog der ins Tibetische übersetzten buddhistischen Texte. Vienna: Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2008.

Khenchen Palden Sherab. The Smile of Sun and Moon. Translated by Anna Orlova. Boca Raton: Sky Dancer Press, 2004.

Khenchen Palden Sherab and Khenpo Tsewang Dongyal. Tara’s Enlightened Activity: An Oral Commentary on the Twenty-One Praises to Tara. Ithaca: Snow Lion, 2007.

Landesman, Susan. “Goddess Tārā: Silence and Secrecy on the Path to Enlightenment.” Journal of Feminist Studies in Religion 24, no. 1 (Spring, 2008): 44–59.

Obermiller, Eugéne, trans. and ed. History of Buddhism (Chos ḥbyung) by Bu-ston. Vol 2, The History of Buddhism in India and Tibet. Materialien zur Kunde des Buddhismus 19. Heidelberg: O. Harrassowitz, 1932.

Roerich, George N. (ed.). The Blue Annals. Calcutta: Royal Asiatic Society of Bengal, 1949.

Shaw, Miranda. Buddhist Goddesses of India. Princeton and Oxford: Princeton University Press, 2006.

Shin, Jae-Eun. 2010. “Transformation of the Goddess Tārā with Special Reference to Iconographical Features.” Indo Koko Kenkyu: Studies in South Asian Art and Archaeology 31 (2010): 17–31.

Sonam Gyaltsen. The Clear Mirror: A Traditional Account of Tibet’s Golden Age. Translated by Taylor McComas. Ithaca, New York: Snow Lion, 1996.

Stevens, Rachael. “Red Tārā: Lineages of Literature and Practice.” PhD diss., Oxford University, 2010.

Tāranātha. The Origin of the Tārā Tantra. Translated and edited by David Templeman. Dharamsala: Library of Tibetan Works and Archives, 1995.

Willson, Martin. In Praise of Tara: Songs to the Saviouress. Somerville: Wisdom Publications, 1996.


Version : 1.0-20251024


  1. Le nom de Tārā est une dérivation causative de la racine √tṝ (« traverser ») qui signifie « faire traverser », c’est-à-dire, « sauver ».  ↩

  2. Dans sa thèse de doctorat, Rachael Stevens (Stevens, 2010) fournit une introduction complète à la déesse Tārā par l’entremise d’une analyse littéraire (pp. 11–21) et une exploration de l’histoire de son culte (pp. 20–45), de son panthéon (pp. 46–56) et de textes bouddhistes clés qui s’y rapportent (pp. 57–62).  ↩

  3. Voir, par exemple, Khenchen Palden Sherab (2004), p. 31, et Khenchen Palden Sherab et Khenpo Tsewang Dongyal (2007), p. 18.  ↩

  4. Voir, en particulier, l’ouvrage de Tāranātha traduit sous le titre The Origins of the Tārā Tantra (1995). Pour un résumé, voir Stevens (2010), pp. 39–41.  ↩

  5. Stevens (2010), pp. 21–29.  ↩

  6. D’anciennes descriptions de la déesse se trouvent, par exemple, dans Le Manuel fondamental des rites de Mañjuśrī (Mañjuśrīmūlakalpa, Toh. 543; ’jam dpal gyi rtsa ba’i rgyud). Pour ce qui est d’anciennes représentations visuelles, on peut en retrouver sur les fresques des grottes d’Ajanta et d’Ellora. Voir Shin (2010), p. 17 et Ghosh (1980), pp. 21–23.  ↩

  7. Pour en savoir plus sur les histoires des origines de Tārā, voir le paragraphe précédent et les notes qui s’y rattachent.  ↩

  8. Shin (2010), p. 20; Shaw (2006), p. 319. Pour plus de détails sur les huit grands dangers, voir ci-dessous.  ↩

  9. Stevens (2010), pp. 21–29.  ↩

  10. Beyer (1978), pp. 5–6. Cet épisode est raconté dans L’Histoire du bouddhisme de Butön Rinchen Droup’s (bu ston rin chen grub, 1290–1364). Voir History of Buddhism, Obermiller (1932), vol. 2, p. 184. Sonam Gyaltsen (1996) en offre une adaptation dans The Clear Mirror, pp. 124–27.  ↩

  11. Le catalogue Denkarma (ldhan kar ma) liste deux œuvres dédiées à Tārā qui furent traduites à cette époque.  ↩

  12. Beyer (1978), pp. 10–11; Landesman (2008), p. 59; Stevens (2010), pp. 36–37.  ↩

  13. Tārā et (T)uttārā sont deux dérivations causatives de la racine √tṝ (« traverser »), qui signifient « faire traverser », c’est-à-dire, « sauver ». Le deuxième nom semble préfixé par ud (ud + √tṝ = Uttārā), avec un « T » initial ajouté pour éviter la fusion vocalique par sandhi. Les sens de Tārā et (T)uttārā se chevauchent, la différence étant que dans (T)uttārā, la connotation de secours ou de sauvetage est plus prononcée. Tārā, sans préfixe, signifie celle qui fait traverser ou transporte d’une rive à l’autre, alors que (T)uttārā pourrait aussi s’interpréter comme celle qui « tire (vers le haut) » ou « retire », autrement dit, qui sauve de la noyade. Ci-dessus, nous avons traduit Tārā et (T)uttārā par « Libératrice » et « Salvatrice », respectivement.  ↩

  14. Notons que les trois épithètes pour Tārā, (Tārā, Tuttārā et Turā) sont au vocatif dans son mantra, ce qui donne Tāre, Tuttāre et Ture.  ↩

  15. Dans certaines versions, on parle d’emprisonnement au lieu de maladies infectieuses.  ↩

  16. Shaw (2006), 319.  ↩

  17. Stevens (2010), p. 64.  ↩

  18. Voir, par exemple, le tableau esquissant la tradition iconographique de Jigmé Lingpa dans Stevens (2010), pp. 232–35.  ↩


Ārya Tārā

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