Les œillères des érudits

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Dodrupchen Jigme Tenpe Nyima

Le troisième Dodrupchen

Les œillères des érudits[1]

par Dodrupchen Jigmé Tenpé Nyima

En général, les précieuses collections d’enseignements du Guide Omniscient sont là pour être étudiées ; ce sont les écritures fondamentales avec lesquelles il faut se familiariser. Pour les bodhisattvas, l’étude de ces textes amplifie les causes de la sagesse omnisciente et fait maîtriser les méthodes permettant d’amener à la maturité spirituelle différents types de gens.

Néanmoins, de nos jours, il y en a qui étudient mais qui, ce faisant, deviennent de plus en plus arrogants. Ils se disent, « J’ai maintenant étudié des tas de choses ; je connais l’approche scripturaire ; je suis un érudit qui connaît les différentes collections d’enseignements. » Et quand ils aperçoivent des gens qui n’ont pas accumulé un tel bagage, ils les méprisent, pensant, « Voilà des idiots, des nullards, des nigauds confus et illettrés. » Même quand ils lisent des textes rédigés par d’autres savants, ils manquent de respect et de dévotion envers le saint Dharma, et à peine ouvrent-ils l’ouvrage qu’ils se mettent à le toiser : « Tiens, tiens », disent-ils, « qu’avons-nous là ? Est-ce bien écrit ? » Instables dans leur compréhension, l’intelligence comme allongée sur une paillasse, ils pointent des doigts accusateurs et gesticulent comme des ivrognes. Dès qu’ils tombent sur une affirmation quelconque, ils pensent : « Cela n’est pas conforme aux textes sur les moyens de connaissance valides (pramāṇa), la logique et l’épistémologie. » Sont-ils confrontés à une autre assertion qu’ils rétorquent, « Ça ne correspond pas à ce qui est enseigné dans l’Abhidharma. » La lecture d’une autre proposition leur arrache encore une réplique, « Oh, ça peut se réfuter par tel et tel argument. » Ayant critiqué un texte de la sorte, ils arrivent à la dernière page sans compréhension claire du contenu – en fin de compte, ils n’ont pas la moindre idée de ce qui y est vraiment affirmé ou de la position de l’auteur.

Les érudits de ce genre cogitent : « Si, lors d’un débat, quelqu’un s’en prend à mon propre système, il dira ceci, et je devrai donc lui répondre cela… Mais alors, mon adversaire avancera ce contre-argument… Je dois préparer ma réponse… » Obnubilés par ce genre de scénarios, ils ne ressentent nul plaisir pendant le jour, et la nuit venue le sommeil les fuit. Même quand ils arrivent à s’endormir, leurs préoccupations les rongent jusque dans leurs rêves ; et à peine ouvrent-ils les yeux que leur esprit est déjà troublé. Ils rejettent les travaux de la voie profonde, tels que ceux portant sur les étapes progressives de la méditation sur la bodhicitta et la compassion, en estimant qu’ils sont trop faciles à comprendre, et ils leur préfèrent les ouvrages de sophistique ; et quand d’aventure ils en trouvent un, ils s’exclament, « Enfin, quelque chose qui mérite que je l’étudie ! » Ils ouvrent le volume et exercent leurs méninges, se demandant, « Qu’est-ce que cela signifie ? Ce morceau-là n’est qu’un exemple, une illustration… Et ici, est-ce une réfutation ? Est-ce une preuve valide ? La conséquence découlant invariablement de la prémisse ? Y a-t-il une contradiction logique ? » Ils gribouillent toutes sortes de notes sur ce genre d’arguties, et passent le gros de l’après-midi à se fendre les cheveux en quatre, le pouls rapide et la respiration saccadée.

Dès que tu te penches sur des sujets comme « l’isolat conceptuel » (ldog pa) associé à la notion de « bouddha », par exemple, ou la « substance universelle » (rdzas spyi) des êtres, ta foi et ton renoncement diminuent jusqu’à disparaître. Au bout du compte, au moment de mourir, tout ce que tu auras étudié se révélera n’être rien d’autre que des mots vides et stériles ; toute cette analyse, toute cette recherche se réduiront à des idées creuses ; et toutes ces heures passées à lire n’auront pas servi à engranger grand-chose d’autre que des suppositions erronées. Que d’opportunités manquées ! Quel gaspillage ! Ce sera par trop évident : tout ce lot d’analyse et de catégorisation (« matière », « conscience », « facteurs irréguliers »…) ne sera guère plus constructif que de lancer des cailloux dans l’obscurité.

Si tu y réfléchis vraiment, tu verras que la voie de la logique vise à dissiper les schémas cognitifs erronés. Mais une fois que ces modes de pensée ont été écartés, il est nécessaire d’emprunter la voie authentique pour rendre manifeste la sagesse de la libération parfaite.

Être érudit en fait de Dharma, cela ne signifie pas seulement avoir entendu de nombreux enseignements. Comme le dit l’Abhidharma : « Est véritablement savante une personne qui, sur la base de son apprentissage, ressent du désenchantement à l’égard des trois mondes. » Il convient donc d’examiner toute prétention à l’érudition simplement parce qu’on possède un peu de vocabulaire ou que l’on connaît certaines choses.

Le Sūtra en réponse à Bhadramāyākāra enseigne que l’essence du savoir, c’est pratiquer le Dharma qu’on a reçu, quel qu’il soit, et être utile aux autres en leur expliquant correctement. Gardons-nous donc de prétendre embrasser le mode de vie des érudits tout en adoptant seulement une approche limitée et superficielle des raisonnements logiques qui ne sert pas véritablement des objectifs riches de sens.

Bien que ma propre éducation ne soit guère plus imposante que les traces aqueuses qu’un ver à soie laisse sur une fleur de lotus, je parle d’expérience. Moi, Jigmé le mendiant fou, j’offre donc ces quelques absurdités à ceux qui pourraient se retrouver dans la même situation.


| Traduit en français par Vincent Thibault (2023) sur la base de la traduction anglaise d’Adam Pearcey (2014), qui remerciait chaleureusement Alak Zenkar Rinpoché pour ses éclaircissements sur certains passages.


Bibliographie

Édition tibétaine

'jigs med bstan pa'i nyi ma. rDo grub chen ’jigs med bstan pa’i nyi ma’i gsung ’bum. 7 vols. Chengdu : Si khron mi rigs dpe skrun khang, 2003. TBRC: W25007, vol. 1: 351–354.


Version : 1.0-20230224



  1. L’original ne comporte pas de titre ; celui-ci fut ajouté par le traducteur. Le traducteur anglophone proposait pour sa part On the Ignorance of the Learned, avec une œillade à William Hazlitt.  ↩

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