Ouvrir la porte du Dharma

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Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö

Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö

Ouvrir la porte du Dharma

Un bref exposé sur l’essence de tous les véhicules

par Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö

Hommage au maître et au protecteur Mañjughoṣa !

Tu tranches net l’écheveau des vues fondées sur la croyance au soi,
Ton épée de sagesse illumine le triple monde,
Et tu personnifies la suprême connaissance de tous les vainqueurs :
Je te rends hommage, ô protecteur Mañjughoṣa !

Je ne saurais décrire tous les systèmes dharmiques
Des innombrables véhicules : ils dépassent l’imagination.
Mais je puis ici en offrir une esquisse,
Un survol partiel, dans un style concis.

L’enseignant omniscient, le Lion des Śākyas,
A tourné la roue du Dharma en trois phases :
La première, pour contrer ce qui n’est pas vertueux ;
La seconde, pour contrer les vues axées sur le soi ;
La dernière, pour contrer l’attachement à toutes les vues[1].

Le sujet – à savoir, les trois entraînements –,
Est expliqué dans les douze collections de textes[2].
Bien que certains appellent « Abhidharma interne »
Le merveilleux véhicule des mantras secrets,
On y voit plutôt la catégorie scripturaire des vidyādharas.
Il serait donc préférable de la compter séparément.

Les traductions en tibétain remplissent un peu plus de cent volumes,
Mais il est impossible de mesurer la véritable étendue des paroles du Bouddha.
Les traités qui commentent le sens de ses enseignements
Incluent La grande explication détaillée[3], du véhicule fondamental,
Et les commentaires du Grand Véhicule composés par les érudits
Tels que les six ornements du monde[4] et les merveilleux ācāryas[5]
Au total, une quantité ahurissante de textes.
Il y a aussi des commentaires sur les tantras des mantras secrets,
Des sādhanas et des instructions cruciales dont le nombre dépasse l’imagination.
Plus de deux cents volumes remplis de tels textes ont été traduits en tibétain
Grâce aux bienveillants traducteurs et paṇḍitas du passé.
Tous ces volumes réunis ont constitué la base des enseignements.

Au Noble Pays, il n’y avait nulle distinction entre [écoles] « nouvelles » et « ancienne ».
Au Tibet, où les lotsāwas ont traduit en différentes phases, initiales et tardives,
Une distinction fut établie : la période précédant Rinchen Zangpo
Fut désignée comme l’époque de l’Ancienne école des premières traductions,
Et les traductions venues après cette période furent qualifiées de Nouvelles.
La majorité des collections du Vinaya, des Sūtras et de l’Abhidharma,
De même que les trois classes de tantras externes des mantras secrets,
Ont été traduites pendant la période de la première transmission.
Les plus hauts yogatantras, comme ceux de Saṃvara, Hevajra, Kālacakra et Yamāntaka,
Furent principalement traduits dans la période plus tardive,
Mais l’Ancienne école des premières traductions a elle aussi
Un nombre très considérable des plus hauts yogatantras,
Tels que les dix-huit grands tantras[6].
Bien que certains lettrés des nouvelles écoles ont prétendu
Que ces tantras n’étaient pas authentiques,
Les personnes impartiales y voient des tantras véritables,
Et je suis d’avis que c’est l’attitude à avoir.
Pourquoi ? Parce que ces textes communiquent précisément
Les points vastes et profonds des paroles du Bouddha et des traités ;
Par conséquent, il faut les respecter et les honorer.

Dans l’Ancienne école des mantras secrets, il y a neuf yānas successifs,
Que l’on peut regrouper en deux catégories, selon qu’ils sont axés sur la cause ou sur le résultat.
Il y a trois véhicules causaux : ceux des śrāvakas, des pratyekabuddhas et des bodhisattvas.
Les yānas du résultat – ceux des mantras – incluent trois classes de tantras externes
Et trois classes de tantras internes, qui emploient de vastes méthodes.
On pourrait encore fournir de très nombreux détails sur chacun d’eux
Pour ce qui est de leurs vues, méditations, conduites et résultats respectifs,
Mais cela dépasserait largement le cadre de ce bref survol.

L’Ancienne école des premières traductions compte par ailleurs trois ensembles [d’enseignements]
Que sont les transmissions orales (kama), les trésors (terma) et les visions pures.
La Nouvelle école des mantras secrets, pour sa part, est parfois appelée la tradition Kadam du Jowo.
Elle fut représentée par Atiśa, Gyalwa Dromtönpa,
Les trois frères[7], et d’innombrables autres détenteurs des enseignements.
La tradition Kadam de jadis s’est mélangée aux écoles Sakya et Kagyü[8].
Jamyang Tsongkhapa s’en est servi de base et a développé
Certains éléments – Vinaya, Sūtra, Madhyamaka, Prajñāpāramitā, mantras secrets et ainsi de suite.
Sa tradition s’est répandue dans le monde entier.
Sa déité spéciale, sa propre sagesse et son propre discernement aidant,
Il a déclaré des choses profondes à propos des sūtras et des mantras ;
En outre, ses excellentes explications témoignent clairement de qualités exceptionnelles.

L’école Sakyapa, fondée par cinq vénérables patriarches[9],
Préserve la tradition des sūtras et mantras de nombreux adeptes érudits et accomplis du Noble Pays,
Tels que Virūpa, le grand maître des yogins, Nāropa et Vajrāsana[10] ;
La tradition dite de Khön préserve notamment les pratiques
De Yangdak et de Kīla issues de l’Ancienne école des premières traductions.
Sakya Paṇḍita, couronne de tous les lettrés de ce monde,
A vaincu l’hérétique Harinanda dans un débat,
Exploit auquel personne n’était parvenu au Tibet.
Cette lignée est soutenue par trois branches : Sakya, Ngor et Tsar.
Les traditions de Butön (Buluk), Jonang et Bodong
Trouvent également leurs fondements dans l’école Sakya,
Malgré quelques divergences de vues sur les sūtras et mantras.

L’école Kagyü est issue de Nāropa et Maitrīpa.
Marpa, Mila et Dakpo sont les trois seigneurs de tous les Kagyüpas.
C’est d’eux que proviennent les quatre branches majeures,
Les huit branches mineures, et d’autres branches encore,
Quoique la plupart se rapportent plus précisément à Pakmodroupa, l’élève de Dakpo.
Parmi toutes ces branches, quatre d’entre elles demeurent fortes aujourd’hui,
Sans qu’elles aient diminué au fil du temps :
Les écoles Karma, Droukpa, Drikoung et Takloung.
Malheureusement, les autres se sont extrêmement affaiblies.

L’adepte érudit connu sous le nom de Khyoungpo Naljor
A suivi cent-cinquante enseignants savants et accomplis,
Incluant deux ḍākinīs de sagessse de l’Inde[11]
Et les maîtres Rāhula et Maitrīpa.
Ses enseignements, une fois transmis au Tibet, devinrent l’école Shangpa Kagyü.
De nos jours, personne ne suit exclusivement cette tradition,
Mais les initiations et les transmissions orales se perpétuent au sein des traditions Sakya et Kagyü.

De plus, il y a la tradition Shijé (« Apaisement »),
Issue du maître indien appelé Dampa Sangyé,
Et le Chöd (« Coupure »), le Dharma de Machik Labdrön.

Il y a donc au Tibet une myriade de systèmes d’enseignements dharmiques,
Mais au-delà de leurs distinctions nominales,
Il n’y a entre eux pas de différence vraiment significative :
Tous ont en commun un point crucial : la quête de l’éveil ultime.

Il est dit que les écoles Sakya et Guéloug ont un entraînement spécial en enseignement,
Et que les écoles Kagyü et Nyingma ont un entraînement spécial dans la pratique.
Mais les érudits de jadis présentaient les choses de cette façon :
La tradition Nyingma a ouvert la voie aux enseignements au Pays des Neiges.
L’école Kadam est devenue la source de millions de détenteurs des enseignements.
Les Sakyapas diffusent les enseignements dans leur entièreté.
L’école Kagyü est sans égal pour ce qui est de la voie directe[12] de la pratique.
Tsongkhapa était comme un soleil dans ses brillantes explications.
Jonang et Zhalu étaient souverains de la collection des tantras vastes et profonds.
Ce résumé est tout à fait conforme à la réalité.

Les trésors de l’école Nyingma sont des enseignements
Ordinaires et extraordinaires que Padmasambhava,
Le grand maître d’Oḍḍiyāna, a offerts quand il est arrivé au Tibet.
Ils furent accordés à ses disciples – le roi et ses sujets –,
Après quoi ils furent cachés en tant que trésors de la terre et de l’esprit
Pour aider les enseignements et les êtres à l’époque de la dégénérescence.
Le moment venu, ces trésors sont révélés par de sublimes incarnations,
Et ce sont alors de précieux legs pour le bien des enseignements et des êtres.

Par ailleurs, les exemples de ce qu’on appelle les « visions pures » et les « transmissions murmurées »
Abondent dans les traditions Ancienne et Nouvelles des mantras secrets.
Certains lettrés ont contesté la validité des trésors ;
Cependant, puisqu’un examen attentif de leur objectif et de l’intention qui les sous-tend
Démontre la triple validité des enseignements des termas[13],
Il faut éviter de les dénigrer, ce qui ferait contracter une faute grave,
Celle d’éprouver de l’hostilité envers le Dharma.

Voyez La Perfection de sagesse en cent mille vers :
Ce texte et d’autres encore sont des trésors de Nāgārjuna ;
Et des adeptes ont extrait des textes tantriques des mantras secrets
Du stūpa de Dhumathala en Oḍḍiyāna.
Donc, la révélation de trésors existait même au Noble Pays.
On pourrait fournir bien d’autres preuves, mais cela me semble suffisant.

Le chemin

Dans tous les systèmes d’enseignements qu’on vient de décrire,
L’essence du chemin consiste à générer le renoncement.
Pour y parvenir, il faut maintenir une discipline éthique
Conforme à l’un ou l’autre des sept ensembles de vœux de pratimokṣa,
Et contempler la rareté des libertés et richesses.

Les libertés et richesses

Contemplez attentivement à quel point il est difficile d’obtenir[14]
Un support aussi excellent, une aussi merveilleuse opportunité, maintenant et dans le futur.
Trouver quelque chose d’aussi rare qu’un joyau qui exauce les souhaits,
Voilà qui est majeur – un pivot décisif.

La mort et l’impermanence

Pourtant, cette situation ne va pas durer : la mort ne tardera pas.
Impossible de prédire quand les jeunes et moins jeunes mourront,
Puisque de nombreuses circonstances peuvent causer la mort,
Alors que peu contribuent à nous maintenir en vie.
Réfléchissez encore et encore au passage du temps, au changement des saisons,
À l’inconstance des amitiés et rivalités – et souvenez-vous de l’impermanence.

Les actions et leurs effets

Une fois mort, on ne disparaît pas simplement dans l’éther.
Pas plus que les humains renaissent nécessairement en tant qu’humains et les chevaux, en tant que chevaux.
Les êtres confus sont propulsés par leurs actions passées[15].
La variété qu’on constate parmi les êtres – les différences en ce qui a trait
Aux titres, à la condition personnelle, au degré d’affluence ou de pauvreté relative, au cercle d’influence,
De même que toutes les nuances de beauté et d’apparence physique –
Tout cela trouve son origine dans notre karma antérieur,
Qui peut être vertueux, non vertueux, ou un mélange des deux.
Il y a dix sortes d’actes vertueux et non vertueux.
Leurs résultats respectifs se déclinent en quatre catégories :
Le plein effet, l’effet conforme à la cause, l’effet conditionnant et l’effet proliférant.
Sachons aussi qu’on ne récolte pas le fruit d’un acte qu’on n’a pas commis ;
Que les actes qu’on commet effectivement ne se perdent jamais ;
Et que l’agent d’un acte est certain d’en subir les conséquences.

Pour une présentation plus détaillée des actions et de leurs effets,
Dont une explication de celles qui donnent des résultats au cours d’une même vie,
Au cours de la prochaine vie ou au cours des vies futures,
Consultez les sūtras, les traités ou les manuels.

Adopter et éviter certaines actions et leurs effets,
C’est l’essence du Dharma et un point clé, d’une grande profondeur,
Qui couvre les quatre vérités et les origines interdépendantes.

Les maux du saṃsāra

Nos actes karmiques nous font errer parmi les six classes d’êtres,
À savoir, les trois destinées inférieures et les trois destinées supérieures.
Pour dire les choses simplement, il n’y a rien – pas même un atome –
Dans les séjours du désir, de la forme et du sans-forme qui soit dénué de problème[16].
Partout, les êtres sont tourmentés par la souffrance de la souffrance,
La souffrance du changement et la souffrance omniprésente de l’existence conditionnée ;
De plus, chacune des six classes d’êtres a ses particularités en fait de malheurs.
Les actes non vertueux ont pour effet la souffrance ;
La vertu contaminée cause une renaissance dans les destinées supérieures ;
Et les continuelles absorptions méditatives mondaines
Projettent dans le dhyāna correspondant et dans les séjours du sans-forme.
Néanmoins, comme la source de l’existence samsarique n’a pas été abandonnée,
La soif et l’attachement nous propulsent dans l’existence et l’on retombe dans le saṃsāra.
Par conséquent, demeurer dans ces états d’existence cyclique
Est comme rester dans un cratère en feu ou dans un nid de vipères.
Ne rêvez pas des plaisirs du saṃsāra ;
Cultivez plutôt la détermination de vous affranchir de l’existence conditionnée.

Suivre un enseignant

Ce qui permet de s’engager sur la voie de la libération,
C’est suivre un enseignant spirituel et s’en remettre à lui ou à elle.
Cette personne devrait avoir un comportement éthique, être façonnée par l’étude,
Imprégnée de bodhicitta, dotée d’une vue pure et authentique,
D’une immense bonté, capable de couper court aux projections,
Et dûment initiée ; elle doit aussi préserver les samayas.
Suivez un tel gourou et faites tout ce qu’il exige.
Développer la foi et la dévotion suscite des qualités positives ;
Il est donc crucial de suivre un maître excellent.
Ses instructions sont comme le nectar d’immortalité :
Ne gaspillez pas la moindre goutte de ce que vous recevez,
Mais mettez tout en pratique, contemplez-le et méditez.
L’écoute à elle seule ne procure pas de bienfaits :
Pour étancher sa soif, il faut effectivement boire.
Donc, restez en retraite solitaire sur le versant d’une montagne.

Chercher refuge

Le fondement de la voie, c’est la prise de refuge.
Elle permet et renforce tous les autres vœux ;
C’est ce qui distingue les bouddhistes des non-bouddhistes ;
Et c’est une source de protection pour tous les dieux et humains[17].
Le refuge suscite toute bonne chose en cette vie et au-delà.
Confiez-vous entièrement au Bouddha en tant qu’enseignant,
Au saint Dharma en tant que protection, et au Saṅgha en tant que guides.
Ne prenons pas refuge qu’en paroles : il faut sentir une confiance véritable,
Et garder correctement les préceptes.

Générer la bodhicitta

La pratique principale du Mahāyāna, c’est la bodhicitta –
Le beurre qui émerge quand on baratte le lait du saint Dharma.
Sans bodhicitta, notre pratique des sūtras ou des mantras, quelle qu’elle soit,
Serait vide d’essence, comme la tige d’un plantain.
Par ailleurs, les êtres se trouvant dans toute l’étendue de l’espace
Ont été, au cours de nos vies sans commencement,
Nos propres parents, et ce, d’innombrables fois ;
Les bienfaits qu’ils nous ont accordés dépassent l’entendement.
Par conséquent, cultivez l’amour et une grande compassion
Pour tous les êtres – amis, ennemis, ou ni l’un ni l’autre.
Consacrez entièrement votre corps, votre parole et votre esprit à la vertu,
Cultivez l’intention excellente d’être utile à autrui,
Et récitez sans cesse des aspirations extraordinairement nobles.

L’accumulation de mérites et la purification

Comme moyen de développer la vue authentique, il est crucial
De vous efforcer d’accumuler des mérites et de purifier les obscurcissements.
Consacrez-vous aux sept branches, aux prosternations, à la circumambulation ;
Chantez des sūtras, récitez des dhāraṇī-mantras et la Confession des transgressions du bodhisattva.
Si vous vous efforcez d’appliquer les quatre forces[18],
Vous purifierez vos méfaits, obscurcissements, fautes et chutes.
Faites des offrandes de maṇḍala, accumulation quintessentielle.
Pour toutes ces accumulations impliquant un référent conceptuel,
Reconnaître que les trois sphères sont dénuées de réalité
Et intégrer la vacuité en appliquant la vue pénétrante
Cause l’accumulation de sagesse.
L’accumulation de mérites mène à la réalisation du rūpakāya,
Et l’accumulation de sagesse, à celle du dharmakāya.

La méditation śamatha

Pour vous consacrer de la sorte à l’accumulation et à la purification
Et pour générer la vue authentique au sein de votre esprit,
Recherchez d’abord la quiétude (śamatha) au fil des neuf stades[19],
En surmontant les cinq défauts[20] et en appliquant les huit antidotes[21].
Quand s’établit la concentration en un point, avec et sans objet,
L’absorption se manifeste – accompagnée de félicité, de clarté et d’absence de concepts.
Sachez toutefois qu’en soi, cela ne sert essentiellement
Qu’à supprimer les afflictions mentales.

La méditation vipaśyanā

Ensuite, puisque l’établissement de la vue avec la vision pénétrante (vipaśyanā)
Éradique l’ignorance basée sur la saisie du soi,
Laquelle constitue la source de l’existence sans commencement,
Vous devez méditer avec certitude sur la vacuité.
Pour surmonter la saisie innée du soi,
C’est-à-dire la pensée « je suis » qui est fondée
Sur la réunion des cinq agrégats,
Il est crucial d’effectuer une analyse précise et complète.
À l’aide des raisonnements logiques de la Voie médiane,
Procédez à un examen pour voir si le soi et les agrégats
Sont identiques ou distincts, et ainsi de suite.
Quand vous concluez ainsi à l’absence d’un soi individuel,
Considérez l’identité de la perception et des phénomènes perçus,
En disséquant encore mentalement les agrégats pour en contempler les composantes.
En développant la conviction à l’égard de l’absence d’identité,
Voyez que tous les phénomènes de l’existence et de la paix sont, par nature, non nés.
Comprenez la logique profonde des origines dépendantes –
La façon dont tout est produit dans une parfaite égalité,
Et dont les phénomènes visibles et audibles
Apparaissent naturellement, sans obstruction,
À partir d’un état de vacuité non née.
Quand vous accédez à l’expérience et à la compréhension
De la façon dont la vacuité n’est pas séparée de la production conditionnée,
Alors, affranchi de toute forme de saisie,
Reposez aussi longtemps que vous le pouvez
Dans l’espace de la Voie médiane, libre d’élaboration conceptuelle.

En bref, ce qu’on appelle la vue authentique
Est l’union inséparable de la sage vision pénétrante
Et du calme immuable et concentré en un point,
Dans laquelle il y a une intelligence qui discerne
Et qui alterne entre l’analyse et le repos.
C’est l’idée maîtresse de la méditation sur la Prajñāpāramitā,
La mère de tous les bouddhas.
Grâce à la vue au-delà de tous les concepts tels que les huit extrêmes[22],
À la méditation dans laquelle on repose adéquatement, sans distraction,
Et à l’action de l’excellent et noble chemin des bodhisattvas,
On parvient aux résultats des cinq voies et des dix étapes,
On accède au grand éveil qui n’est fixé ni dans l’existence ni dans la paix,
Et l’on accomplit spontanément notre bien et celui des autres.

L’attitude non sectaire

Hélas ! De nos jours, en cette ultime phase des cinq dégénérescences,
De nombreux détenteurs des enseignements sont passés dans la sphère absolue,
Et le monde est rempli de gens comme moi qui débitent des absurdités.
Les asuras tapageurs rient aux éclats,
Et les dieux bienfaisants se sont dispersés et enfuis.
Maintenant que les enseignements du Bouddha ressemblent au simple dessin d’une lampe,
Puissent les gens vraiment compatissants prêter attention.
Tous ceux et celles qui chérissent les enseignements du Bouddha
Doivent s’appliquer à enseigner et à pratiquer le Dharma de transmission et de réalisation ;
Il leur faut cultiver le renoncement et se consacrer à l’étude et aux diverses activités,
Comme les dix activités dharmiques[23], qu’ils ne devraient jamais négliger ;
Et ils doivent s’efforcer de prier, de faire des offrandes et d’accumuler des mérites.
Les saṅghas doivent vivre en harmonie et éviter les querelles sectaires.
Ne soyez pas partial ou source de discorde, et ne favorisez pas les conflits au sein des enseignements.
Évitez toute forme de dénigrement du Dharma.
Reconnaissez que toutes les facettes des enseignements, qui sont aussi vastes que l’océan,
Sont là pour discipliner l’esprit – et pratiquez-les dans cette optique.
Le corps, la parole et l’esprit calmes, disciplinés et détendus,
Maintenez toujours l’attention, la vigilance et la conscience méticuleuse.

Conformément au rêve prophétique du roi Kṛkin[24],
Dix-huit écoles ont vu le jour parmi les śrāvakas du Noble Pays ;
Secouées par des désaccords à l’égard des enseignements,
Elles ont graduellement décliné.
Au Tibet, vers le nord, le démon du sectarisme
S’est immiscé dans les écoles Sakya, Guéloug, Kagyü et Nyingma ;
Les disputes ont entaché et corrompu les enseignements,
Ruinant des vies présentes et futures et menant soi et autrui à commettre des méfaits.
Puisque ça n’a absolument rien à voir avec le but véritable,
Il faut rejeter sans ambages une telle attitude et préserver les enseignements du Bouddha.
Certes, comme le Bouddha a atteint le niveau de l’intrépidité,
Personne ne peut détruire les enseignements de l’extérieur[25] .
Mais, comme le disent les sūtras, ils peuvent l’être de l’intérieur,
À l’image d’une carcasse de lion dévorée par les vers qui habitent ses entrailles.
Donc, gardez cela à l’esprit, et distinguez ce qu’il convient d’adopter de ce qu’il faut éviter.

Si les pratiquants laïcs[26] présentent des offrandes aux Trois Joyaux,
Et si, animés du souhait d’être utiles, ils s’exercent à la vertu,
Ils généreront du mérite dans cette vie et toutes celles à venir.

Me voilà maintenant accablé de vieillesse et approchant la mort.
Bien que j’aie de nobles aspirations pour les enseignements du Bouddha,
Je n’ai certainement pas la capacité d’être vraiment utile.
Qu’importe : je continuerai de prier pour l’épanouissement du Dharma.

La suprême source de bonheur et de bienfait au Pays des Neiges
Est Tenzin Gyatso : puisse-t-il rester toujours inébranlable sur ses pieds de lotus.
Puisse le Paṇchen Lama, le protecteur Amitābha,
De même que le Karmapa, Jamgön Sakyapa,
Et tous les grands détenteurs des enseignements, vivre longtemps.
Puisse leur activité éveillée croître et s’étendre.
Puissent les dirigeants, ministres et sujets du Noble Pays
Savourer le bonheur, la splendeur et la prospérité d’un âge d’or,
Et puissent les enseignements du Bouddha se répandre à nouveau, abondamment.
Puisse le grand tambour du Dharma des trois collections de textes résonner,
Et que tout soit propice afin qu’il résonne jusqu’au sommet de l’existence cyclique !

Cette Ouverture de la porte du Dharma
Fut composée de façon impromptue, avec une intention noble,
Pour répondre à la requête du bureau politique du Sikkim[27] ,
Par un ignare venu du grand Tibet, Chökyi Lodrö,
Qui porte le nom d’une incarnation de Jamyang Khyentsé.

Que la vertu ainsi engendrée soit bénéfique aux enseignements et aux êtres.

Sarvadā maṅgalaṃ ! Śubhaṃ !


| Traduit en français par Vincent Thibault (2022) sur la base de la traduction anglaise d’Adam Pearcey (2020), qui remerciait la Khyentse Foundation et le Terton Sogyal Trust pour leur généreux soutien.


Bibliographie

Éditions tibétaines utilisées

gSung 'bum – 'Jam dbyangs chos kyi blo gros. “Theg pa mtha' dag gi snying po mdo tsam brjod pa chos kyi sgo 'byed” in 'Jam dbyangs chos kyi blo gros kyi gsung 'bum. 12 vols. TBRC W1KG12986. Bir, H.P.: Khyentse Labrang, 2012. Vol. 9: 49–64.

bSam 'phel – 'Jam dbyangs chos kyi blo gros. Theg pa mtha' dag gi snying po mdo tsam brjod pa chos kyi sgo 'byed. TBRC W1KG3866. 1 vols. [s.l.]: [bsam 'phel nor bu], [n.d.].

Sources secondaires

Aris, Michael. 1977. “Jamyang Khyentse’s Brief Discourse on the Essence of All the Ways: A Work of the Ris-med Movement” in Kailash, 5 no. 3. pp. 205–228

Dzongsar Jamyang Khyentse Chokyi Lodro. Opening the Dharma: A Brief Explanation of the Limitless Vehicles of the Buddha. (traduit par Dzongsar Jamyang Khyentse Chokyi Gyatso. Édité et annonté par Diane Bowen, avec l’aide de Yong Siew-Chin). Gyalshing, Inde : Dzongsar Library, Dzongsar Institute, 1984

Jamyang Khyentse Rinpoche Cho-kyi Lodoe. “Opening of the Dharma: A Brief Explanation of the Essence of the Buddha's Many Vehicles” (traduit par Geshey Ngawang Dhargay, Sharpa Tulku, Khamlung Tulku, Alexander Berzin et Jonathan Landaw) in H.H. the Dalai Lama, First Panchen Lama, Jamyang Khyentse Rinpoche et Kalu Rinpoche. Four Essential Buddhist Texts, New Delhi: Library of Tibetan Works and Archives, 1982 (édition révisée, la première édition datant de 1981), pages 3–22.


Version : 1.0-20221206


  1. Pour plus de détails, voir, par exemple, A Brief Overview of the Three Turnings and the Mantra Piṭaka of the Vidyādharas de Khenpo Pema Vajra.  ↩

  2. Ou « douze branches des paroles excellentes » (gsung rab yan lag bcu gnyis). Ce sont : 1) les sūtras ; 2) les résumés poétiques ou chants à demi-versifiés (geya) ; 3) les prophéties (vyākaraṇa) ; 4) les stances versifiées (gāthā) ; 5) les « exclamations » (udāna) ; 6) les textes introductifs (nidāna) ; 7) les témoignages de réalisation spirituelle (avadāna) ; 8) les récits historiques ou illustratifs (itivṛttaka) ; 9) les récits de vies antérieures du Bouddha (jātaka) ; 10) les explications détaillées (vaipulya) ; 11) les enseignements merveilleux (abidhutadharma) ; 12) les instructions pratiques (upadeśa).  ↩

  3. bye brag bshad mdzod (Mahāvibhāṣā, en sanskrit). Cet important et volumineux traité de l’Abhidharma a été traduit en chinois, mais il ne s’est rendu au Tibet qu’au vingtième siècle.  ↩

  4. 'dzam gling rgyan drug. Cette liste est parfois retenue : Nāgārjuna, Āryadeva, Asaṅga, Vasubandhu, Dignāga et Dharmakīrti.  ↩

  5. rmad byung slob dpon. Il s’agit généralement d’une référence à deux maîtres, Śāntideva et Candragomin.  ↩

  6. D’après l’édition gSung ‘bum. Ce vers ne figure pas dans les autres traductions que nous avons consultées, toutes fondées sur l’édition bSam 'phel, qui est antérieure à l’édition gSung ‘bum. Quoi qu’il en soit, il s’agit ici d’une référence aux dix-huit tantras majeurs du Mahāyoga inclus dans le Nyingma Gyüboum (rnying ma rgyud ‘bum), c’est-à-dire la collection des tantras de l’école Nyingmapa.  ↩

  7. Potowa Rinchen Sal (1027/31–1105), Chengawa Tsoultrim Bar (1033/8–1103) et Pouchoungwa Zhönnou Gyaltsen (1031–1106).  ↩

  8. On lit sa bkar. Édition bSam 'phel : sa kar ; édition gSung 'bum : sa dkar.  ↩

  9. Les cinq fondateurs de l’école Sakya furent : Sachen Kounga Nyingpo (1092–1158), Sönam Tsemo (1142–1182), Drakpa Gyaltsen (1147–1216), Sakya Paṇḍita Kounga Gyaltsen (1182–1251) et Chögyal Pakpa Lodrö Gyaltsen (1235–1280).  ↩

  10. rDo rje gdan pa. Probablement une référence au maître indien du 11e siècle également connu sous les noms d’Amoghavajra et de Vajrāsana le Jeune. Il fut un enseignant de Bari Lotsāwa Rinchen Drak (1040–1112). Voir https://treasuryoflives.org/biographies/view/Vajrasana-the-Younger/.  ↩

  11. Nigūma et Sukhāsiddhī.  ↩

  12. bSam 'phel : gseng lam ; gSung 'bum : gsang lam.  ↩

  13. Leur validité est établie grâce à la perception directe, à l’inférence et à l’autorité scripturale.  ↩

  14. bSam 'phel, 5a : rnyed par dka' ba'i tshul la legs par bsam. Ce vers ne se trouve pas dans l’édition gSung 'bum.  ↩

  15. bSam 'phel : 'phen pa yin (orthographe retenue). gSung 'bum : 'phen pa yi.  ↩

  16. gSung 'bum : skyon med (orthographe retenue). bSam 'phel : rkyen med.  ↩

  17. bSam 'phel : kun gyi bsrungs (orthographe retenue). gSung 'bum : kun gyis blangs.  ↩

  18. Les quatre forces : le support, le regret, la résolution, et l’action servant d’antidote.  ↩

  19. sems gnas pa'i thabs dgu : 1) la stabilisation de l’esprit ; 2) la stabilisation répétée ; 3) la restabilisation continue ; 4) la stabilisation précise ; 5) la discipline ; 6) l’apaisement ; 7) l’apaisement complet ; 8) la stabilisation en un point ; 9) le repos dans l’égalité.  ↩

  20. 1) la paresse ; 2) l’oubli de l’objet (ou des instructions) ; 3) la torpeur et l’agitation ; 4) la non-application des antidotes parce qu’on est trop relâché ; 5) l’application excessive des antidotes parce que notre concentration est trop tendue et qu’on est incapable de demeurer au repos.  ↩

  21. 'du byed brgyad. 1) l’aspiration ; 2) l’ardeur ; 3) la foi ; 4) l’assouplissement ; 5) la mémoire ; 6) la vigilance, 7) l’attention (ou l’application d’antidotes) ; 8) l’équanimité.  ↩

  22. Les huit extrêmes d’élaboration conceptuelle sont huit vues appliquées aux phénomènes : 1) la production ; 2) la cessation ; 3) le nihilisme ; 4) l’éternalisme ; 5) les allées ; 6) les venues ; 7) la multiplicité ; 8) la singularité.  ↩

  23. Recopier des textes, faire des offrandes, donner l’aumône, étudier, lire, mémoriser, expliquer, réciter à voix haute, contempler, méditer.  ↩

  24. Référence à un roi qui fut contemporain du Bouddha Kāśyapa et qui eut plusieurs rêves prophétiques. Dans un de ces rêves, il vit un tissu déchiré en dix-huit pièces, ce qui fut interprété comme une prophétie annonçant que les disciples du Bouddha Śākyamuni formeraient dix-huit écoles différentes.  ↩

  25. bSam 'phel : phyi nas (orthographe retenue). gSung 'bum : phyi nang.  ↩

  26. Plus littéralement, « à la maison ».  ↩

  27. Il s’agit du diplomate indien Apasaheb Balasaheb Pant, aussi connu sous le nom d’Apa Pant (1912–1992).  ↩

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