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ISSN 2753-4812
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Introduction aux Kagyé

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Introduction aux Kagyé

par Stefan Mang

Les Kagyé (bka’ brgyad), parfois appelés les « Les enseignements des huit sādhanas », « Les huit héroukas », « Les huit principes d’accomplissement », voire « Les huit principes verbaux »[1], constituent l’un des cycles tantriques les plus fondamentaux et les plus symboliquement riches de la tradition Nyingma (rnying ma) du bouddhisme tibétain. Ce cycle réunit huit héroukas, déités courroucées dont les instructions pratiques (sgrub pa) s’articulent au sein d’un seul maṇḍala rituel et visionnaire. Plutôt qu’un simple recueil de pratiques de déités indépendantes, ce système représente une voie structurée et intégrée qui codifie les grands principes doctrinaux du Vajrayāna. Le tout constitue donc un corpus visionnaire cohérent et un cadre pratique axé sur la réalisation tantrique.

L’école Nyingma décortique la voie bouddhiste en neuf véhicules (yāna) successifs. Dans ce contexte, le septième véhicule – celui du Mahāyoga, lequel met l’accent sur la phase de développement (bskyed rim) du Vajrayāna – comprend deux sections : celle des tantras (rgyud sde) et celles des sādhanas (sgrub sde). Traditionnellement, on dit que la section des tantras fut enseignée par Vajrapāṇi aux cinq Nobles (dam pa’i rigs can grwa lnga) sur le mont Malaya, et que ces derniers codifièrent et cachèrent les enseignements. Ces textes seraient ensuite descendus du ciel, atterrissant sur le palais du roi Ja, au Zahor (za hor). La section des sādhanas, dont relèvent les Kagyé, se divise à son tour en deux lignées de transmissions : la transmission directe (bka' babs) et la transmission par les trésors spirituels (gter ma). Pour ce qui est de la transmission directe, le compilateur des enseignements des Kagyé aurait été Vajradharma (rdo rje chos), déité en sambhogakāya qui, dans son rôle de gardien des secrets (gsang ba’i bdag po), a transmis les enseignements sur les huit déités à la ḍākinī Karmendrāṇī (mkha’ ’gro ma las kyi dbang mo). Cette dernière les a cachés sur le plan du nirmāṇakāya, à l’intérieur du stūpa de Śaṅkarakūṭa (mchod rten bde byed brtsegs pa), au charnier de Śītavana (bsil ba’i tshal), près de Bodhgaya, en Inde[2]. Là, les huit vidyādharas (rig ’dzin), menés par Guru Padmasambhava, en ont extrait les enseignements par le pouvoir de leur réalisation méditative ; ils sont ainsi devenus les premiers détenteurs humains de ces huit principes d’accomplissement[3].

Alors qu’il séjournait dans des charniers en Inde, Guru Padmasambhava a reçu les méthodes associées à ces huit déités et est parvenu à la réalisation en les mettant en pratique. Pour implanter la tradition du Vajrayāna au Tibet, il a transmis ces enseignements à ses plus proches disciples. Il a ensuite désigné des grottes sacrées correspondant à chaque déité, les « Huit merveilleuses grottes d’accomplissement » (sgrub gnas brag phug chen po brgyad)[4], et a donné l’instruction à neuf disciples principaux d’y faire des retraites, selon leur affiliation karmique. Grâce à leur pratique, ces disciples ont rapidement accédé aux siddhis et sont devenus les huit premiers vidyādharas tibétains[5], dont la réalisation égala celle de leurs prédécesseurs indiens. Avec Guru Padmasambhava, ils ont ensuite caché ces enseignements en tant que trésors destinés à être révélés ultérieurement pour le bien des générations futures[6].

Au douzième siècle, les enseignements des Kagyé furent révélés et codifiés de façon systématique par Nyangral Nyima Özer (nyang ral nyi ma ’od zer, 1124/1136–1192/1204), l’un des premiers révélateurs de trésors (gter ston) et aussi l’un des plus influents. Sa compilation révélatrice intitulée L’Assemblée des sougatas (bde gshegs ’dus pa)[7] a unifié un large éventail d’instructions rituelles, de tantras-racines et de transmissions visionnaires en un corpus rituel unique et cohérent. Le système tantrique qui en a résulté est devenu un élément central de l’identité rituelle et doctrinale de la tradition Nyingma. La révélation de Nyangral a ainsi canonisé ce qui était considéré comme certaines des pratiques de déité les plus puissantes en circulation à l’époque, et les a ancrées dans un cadre historique de révélation, de transmission et de mise en application rituelle[8].

Au fil des siècles qui ont suivi, d’autres enseignements et pratiques des Kagyé ont sans cesse été révélés par des tertöns tels que Guru Chöwang (gu ru chos dbang, 1212–1270), Orgyen Lingpa (o rgyan gling pa, né en 1323), Rigdzin Gödem (rig ’dzin rgod ldem, 1337–1408), Rigdzin Jigmé Lingpa (rig ’dzin jigs med gling pa, 1730–1798), Jamyang Khyentsé Wangpo ('jam dbyangs mkhyen brtse’i dbang po, 1820–1892) et Chokgyour Déchen Lingpa (mchog gyur bde chen gling pa, 1829–1870), contribuant à faire croître un corpus déjà vaste et diversifié[9].

Les huit héroukas représentent l’intégration des différents aspects de l’éveil (corps, parole, esprit, qualités et activités) et des méthodes tantriques permettant de subjuguer les obstacles intérieurs et extérieurs. Ces huit héroukas sont :

  1. Chemchok Hérouka (che mchog he ru ka) : qualités éveillées (yon tan)
  2. Yangdak Hérouka (yang dag he ru ka) : esprit éveillé (thugs)
  3. Yamāntaka (gshin rje gshed) : corps éveillé (sku)
  4. Hayagrīva (rta mgrin) : parole éveillée (gsung)
  5. Vajrakīlaya (rdo rje phur pa) : activité éveillée (phrin las)
  6. Mamo Bötong (ma mo rbod gtong) : invocation et orientation de la « déesse féroce »
  7. Jigten Chötö (’jig rten mchod bstod) : offrandes et louanges mondaines
  8. Möpa Drak-ngak (smod pa drag sngags) : terrible malédiction mantrique

À cette liste s’ajoute une neuvième déité, Guru Vidyādhara (bla ma rig ’dzin), révélée par Guru Padmasambhava en tant que maître tantrique qui personnifie la réalisation des huit héroukas. Selon la lignée, le centre du maṇḍala est occupé soit par Chemchok Hérouka, soit par Guru Vidyādhara[10].

Sur le plan doctrinal, les Kagyé couvrent une vaste gamme d’enseignements et de pratiques du Vajrayāna. Leur corpus reflète le cadre des Trois Racines (rtsa gsum) de l’école Nyingma : le guru (bla ma) est personnifié par Guru Vidyādhara, l’iṣṭadevatā (yi dam) par les cinq premières déités, et la ḍākinī (mkha’ ‘gro) par des formes telles que Siṃhamukhā dans la pratique de Mamo Bötong. Le rôle du protecteur (chos skyong) est accompli par Jigten Chötö, dont les pratiques invoquent les gardiens assermentés, alors que Möpa Drak-ngak offre des méthodes pour dompter les forces entravantes. L’ensemble comprend aussi des sādhanas supplémentaires, comme celui d’Amitāyus qu’on trouve dans le cycle d’Hayagrīva, de même que des techniques yogiques spécialisées, comme l’extraction d’élixir (bcud len) dans le cycle de Chemchok Hérouka. Avec les instructions complémentaires sur l’accomplissement spécifique à chaque déité, le pratiquant est guidé le long d’une voie complète vers la réalisation tantrique grâce aux méthodes du Vajrayāna. Il accède donc à un système sotériologique exhaustif pour la transformation intérieure, doublé d’une technologie rituelle pour la protection et l’efficacité en ce monde[11].

Les Kagyé demeurent un pilier de la vie rituelle de la tradition Nyingma – particulièrement dans les cérémonies de groupe intensives (sgrub chen) – et continuent de servir de cadre vivant pour l’entraînement tantrique, la maîtrise rituelle, et le déploiement d’activités éveillées.


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| Introduction traduite en français, à partir de l’anglais, par Vincent Thibault (2025).


Pour en savoir plus

Boord, Martin. The Cult of the Deity Vajrakila. Tring: The Institute of Buddhist Studies, 1993.

Dudjom Rinpoche. The Nyingma School of Tibetan Buddhism: Its Fundamentals and History. Translated and edited by Gyurme Dorje and Matthew Kapstein. Boston: Wisdom Publications, 1991.

Esler, Dylan. “The Phur pa’i rtsa rgyud in the bKa’ brgyad bde gshegs ’dus pa Corpus: Introduction, Translation, and Notes.” Revue d’Études Tibétaines 63, 2022: 8–45.

Jamgön Kongtrul Lodrö Tayé. The Treasury of Knowledge: Book Six, Part Four – Systems of Buddhist Tantra. Translated by Elio Guarisco and Ingrid McLeod. Ithaca, NY: Snow Lion Publications, 2008.

Lotsawa Tenzin Dorjee and Garje Khamtul Jamyang Dhondup. “The Eight Practice-Instructions of Sugatas (Bde-Gshegs Sgrub-Pa Bka’-Brgyad) in the Nyingma Lineage.” The Tibet Journal 15(2), 1990: 59–65.

Samphel, Tenzin. “Les bKa’ brgyad – Sources Canoniques et Tradition de Nyang ral nyi ma ’od zer.” Revue d’Études Tibétaines 15, November (2008): 251–274.

Samye Translations. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in India (Vol. 2). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2021.

______. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in Tibet (Vol. 3). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2023.

Tarthang Tulku. Lineage of Diamond Light: Crystal Mirror Series, Volume V. Berkeley: Dharma Publishing, 1991.

Trautz, Nicholas. “On the bKa’ brgyad bde gshegs ’dus pa: Revelation, Ritual, and the Making of a Tantric Canon in Tibet.” Doctoral Dissertation. University of California: Berkeley, 2021.

______. “Curating a Treasure: The bKa’ brgyad bde gshegs ’dus pa and the Formation of Tantric Buddhism in Tibet.” Revue d’Études Tibétaines 55, (2020): 495–521.

Tulku Thondup. Masters of Meditation and Miracles, edited by Harold Talbott. Boston: Shambhala, 1996.


Version : 1.0-20250821



  1. Dans son Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme (article « Kagyé »), Philippe Cornu traduit sgrub pa bka’ brgyad par « Les Huit Principes verbaux d’accomplissement ». Dharmapedia parle des « huit dimensions ». Enfin, là où les rédacteurs et traducteurs anglophones parlent des Eight Command Deities, nous pensons à quelque chose comme « Les huit déités proclamatrices », simple proposition, qui a à tout le moins le mérite de reprendre l’un des sens de bka’. Voir aussi Trautz (2021), p. 31.  ↩

  2. Tarthang Tulku Rinpoché (dar thang sprul sku rin po che) raconte comment la ḍākinī Karmendrāṇī a placé les divers tantras dans différentes parties du stūpa : « À la base du stūpa, elle cacha tous les textes relevant du cycle du sgyu ’phrul. Au centre, elle dissimula L’Assemblée des sougatas, dans laquelle les déités des Kagyé sont enseignées dans le cadre d’un seul maṇḍala. Les textes du bye brag sgos rgyud furent cachés dans les portails, le gsang ba yongs rdzogs à la hauteur des cannelures [l’harmika ?], le rang byung rang shar à la base de la flèche, et le sangs rgyas mnyam sbyor, au milieu de la flèche. Tous ces textes contiennent des enseignements se rapportant aux pratiques du Mahāyoga et de l’Anuyoga. Les enseignements du yang gsang bla med yang ti nag po, relevant de l’Atiyoga, furent cachés tout au sommet. Ensuite, des gardiens furent désignés pour la protection de ces précieux textes jusqu’à ce que le moment soit venu de les retirer. » Voir Tarthang Tulku (1991), 265–270, et Boord (1993), 100.  ↩

  3. Samye Translations (2023), pp. 51–53 ; Trautz (2021), pp. 36–37.  ↩

  4. Dans la région himalayenne, les huit merveilleuses grottes d’accomplissement (sgrub phug brgyad) sont considérées comme les sites les plus sacrés parmi ceux associés à Padmasambhava. Situées au Bhoutan, au Tibet central, et au Lhodrak, au sud de Lhassa, ces grottes représentent l’excellence spirituelle de la sagesse et de l’incommensurable compassion de Padmasambhava. On dit qu’il a choisi chacune de ces grottes pour la pratique de l’une des huit déités des Kagyé. Guru Padmasambhava les a imprégnées avec une bénédiction particulière associée à son corps, sa parole, son esprit, ses qualités et ses activités. Il a ensuite envoyé ses disciples en ces lieux bénis, où leur progrès fut accéléré, si bien qu’ils parvinrent promptement à l’accomplissement, sans rencontrer d’obstacles. Pour une discussion détaillée de ces huit merveilleuses grottes, voir : Samye Translations (2023), pp. 149–235.  ↩

  5. Les huit vidyādharas du Tibet (bod kyi rig 'dzin brgyad), ou huit grands siddhas du Tibet (bod yul grub chen brgyad), sont vénérés comme d’insurpassables modèles de réalisation spirituelle. Ce sont : (1) le Roi du Dharma, Trisong Detsen ; (2) Namkhé Nyingpo (nam mkha'i snying po) ; (3) Noupchen Sangyé Yéshé (gnubs chen sangs rgyas ye shes) ; (4) Gyalwa Chokyang (rgyal ba mchog dbyangs) ; (5) Khandro Yéshé Tsogyal (mkha' 'gro ye shes mtsho rgyal) ; (6) Palgyi Yéshé (dpal gyi ye shes) ; (7) Palgyi Sengé (dpal gyi seng ge) ; et (8) Lotsawa Vairotsana. Chacun est associé à l’une des huit déités, par la pratique de laquelle il est parvenu à l’accomplissement, à savoir : (1) Chemchok Hérouka ; (2) Yangdak Hérouka ; (3) Yamāntaka ; (4) Hayagrīva ; (5) Vajrakīlaya ; (6) Mamo Bötong ; (7) Jigten Chötö ; et (8) Möpa Drak-ngak, respectivement. Notons que le Roi Trisong Detsen et Nyak Jñanakumara ont tous deux reçu la transmission de Chemchok Hérouka. Le roi a atteint la réalisation en retraite au monastère de Samyé, et figure donc dans la liste des huit vidyādharas. Nyak Jñanakumara, qui a pratiqué dans la grotte de Yarloung Sheldrak (yar klungs shel brag), a atteint le même niveau de réalisation, bien qu’il ne soit pas formellement inclus dans cette liste. Pour en savoir plus à leur sujet, voir : Samye Translations (2023), pp. 149–235.  ↩

  6. Trautz (2021), pp. 37–38.  ↩

  7. L’Assemblée des sougatas, ou Kagyé Deshek Düpa, est un cycle majeur d’enseignements centrés sur les déités des Kagyé. Il fut ultérieurement révélé en tant que terma par Nyangral Nyima Özer (1124/1136–1192/1204).  ↩

  8. Trautz (2021), pp. 19–20 et 39–44.  ↩

  9. Trautz (2021), p. 18.  ↩

  10. Trautz (2021), pp. 19 et 24–25.  ↩

  11. Basé sur Trautz, qui examine la structure et le contenu (2021, pp. 47–49) de L’Assemblée des sougatas (bde gshegs ‘dus pa) et dresse un plan des initiations des Kagyé (2021, pp. 161–164) recueillies dans le Rinchen Terdzö (rin chen gter mdzod).  ↩


Kagyé

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