Introduction à Vajrakīlaya
Introduction à Vajrakīlaya
par Stefan Mang
Vajrakīlaya, ou Vajrakīla[1] (rdo rje phur pa), encore appelé Vajrakumāra (rdo rje gzhon nu), est une forme courroucée de Vajrasattva considérée comme l’une des plus puissantes déités dans la tradition du Vajrayāna. Personnification de l’activité éveillée (phrin las) de tous les bouddhas, il se manifeste sous un aspect intensément féroce et pourtant profondément compatissant pour subjuguer les forces de l’aveuglément et de la négativité qui entravent la pratique du Dharma. Particulièrement central dans l’école Nyingma (rnying ma), mais pratiqué dans toutes les lignées bouddhistes tibétaines, Vajrakīlaya est réputé pour son efficacité à éliminer les obstacles intérieurs et extérieurs et à soumettre à son autorité les forces obstructrices. Vajrakīlaya n’est pas qu’une puissante figure bannissant les obstacles, c’est aussi un merveilleux incitatif à la réalisation, puisque sa pratique s’enracine dans la compréhension que les plus grands obstacles ne sont pas extérieurs, mais intérieurs : ce sont la saisie égotique, le doute, la peur, et l’ignorance subtile. En travaillant encore et encore avec le sādhana, le pratiquant apprend à rencontrer de telles forces sans broncher, invoquant la déité non pas comme une entité séparée, mais comme la qualité éveillée de son propre esprit.
Sur le plan iconographique, Vajrakīlaya est représentée sous une forme courroucée qui exprime la force implacable de l’activité éveillée. Il est typiquement dépeint comme ayant trois visages féroces – bleu, rouge et blanc – qui symbolisent la transformation des trois poisons, et six bras tenant une gamme d’accessoires rituels. Son attribut caractéristique est le kīla (phur ba), une dague pyramidale qui n’est pas que symbolique, mais qui est considérée comme la présence active et incarnée de l’action éveillée – elle tranche la colère et libère les forces entravantes[2]. Son corps est généralement bleu foncé, entouré d’un flamboyant feu de sagesse et orné des parures caractéristiques des déités courroucées : ornements en os, fourrures, serpents entrelacés. Collectivement, ces éléments représentent les qualités éveillées de la base, de la voie et du fruit. Vajrakīlaya est souvent représenté avec des ailes, debout dans une posture dynamique, et piétinant des créatures démoniaques, ce qui symbolise l’assujettissement des démons et afflictions. Il apparaît régulièrement en union (yab yum) avec sa compagne Dīptacakrā ou Tṛptacakrā (’khor lo rgyas ’debs ma), signifiant l’inséparabilité de la sagesse et de la vacuité. Ensemble, ils figurent souvent au sein d’un maṇḍala entouré des dix rois courroucés (khro bo bcu) et d’une longue suite de déités[3]. Malgré l’apparence terrifiante de Vajrakīlaya, chaque aspect de son iconographie fonctionne comme une expression symbolique de la sagesse compatissante en pleine activité dynamique. Sa forme courroucée n’est donc pas une manifestation d’aversion ou d’agressivité, mais une méthode pour confronter directement et transformer les schémas karmiques, les peurs et les entraves spirituelles profondément ancrés, ce qui fait de lui un pilier de la pratique tantrique particulièrement puissant en présence de difficultés intérieures et extérieures.
Les enseignements sur Vajrakīlaya se seraient manifestés de nombreuses façons, y compris par le biais de transmissions antérieures dans les domaines des dieux et des nāga[4]. La tradition Nyingma estime toutefois que leur révélation formelle dans le monde humain s’est manifestée via Guru Padmasambhava et les huit vidyādhara (rig ’dzin), dans le cadre des Kagyé (bka’ brgyad, « Les huit principes d’accomplissement ») [5]. Ces enseignements furent ensuite propagés en Inde par des siddhas accomplis tels qu’Indrabhuti, Dhanasaṃskṛta, Śrī Siṃha et Prabhāhasti[6].
Plus tard, selon les récits traditionnels, Guru Padmasambhava se rendit au Népal et entama une retraite dans les grottes sacrées d’Asoura et de Yangleshö (yang le shod) avec sa compagne Belmo Śākyadevī (bal mo śākyadevī). Ils méditèrent d’abord sur Yangdak Hérouka (yang dag he ru ka), une déité courroucée. Néanmoins, leur pratique fut bientôt entravée par de puissantes forces démoniaques qui plongèrent la région dans le chaos. Pour y faire face, deux disciples newars – Jinamitra de Svayambhū[7] et Dame Kunla Kunsaśī – furent envoyés à Nālandā en Inde pour solliciter des enseignements sur Vajrakīlaya auprès de Prabhāhasti. De retour au pays, alors qu’ils rapportaient principalement le Vidyottama Tantra (rig pa mchog gi rgyud), la simple présence de ces textes sacrés aurait immédiatement réprimé les puissances démoniaques. Avec la transmission entière du cycle de Vajrakīlaya, Guru Padmasambhava put assujettir les forces entravantes, grâce à quoi sa compagne et lui purent atteindre la réalisation à laquelle ils aspiraient[8].
Par la suite, Vajrakīlaya devint la déité de méditation personnelle (yi dam) de Padmasambhava. C’est principalement grâce à cette pratique qu’il surmonta d’innombrables forces hostiles, y compris les douze déesses tenma (bstan ma bcu gnyis), qu’il astreignit au service du Dharma à titre de gardiennes du maṇḍala de Vajrakīlaya. Ces déesses, jadis sauvages et tumultueuses, se virent confier la tâche de repousser les obstacles. De nos jours, à travers la région himalayenne, elles continuent d’être invoquées pour la protection dans les pratiques de Vajrakīlaya[9].
Pendant cette période de retraite, Guru Padmasambhava aurait été rejoint par le paṇḍita cachemiri Vimalamitra et le yogi-roi newar Śīlamañju. Quand tous trois parvinrent à des signes d’accomplissement dans leur pratique, ils se rassemblèrent pour compiler et peaufiner les enseignements qu’ils avaient reçus sur Vajrakīlaya. Tenant compte des variantes et disparités dans tout ce qui leur avait été transmis, les trois maîtres systématisèrent les enseignements en un seul commentaire de référence : Le commentaire « noir » en cent mille mots sur Kīla (phur ’grel ’bum nag)[10]. Cet ouvrage exhaustif reste aujourd’hui l’une des sources textuelles les plus importantes pour la tradition de Vajrakīlaya au sein de l’école Nyingma[11].
Beaucoup plus tard, Belmo Śākyadevī et Śīlamañju ont quitté Yangleshö et sont descendus dans la vallée de Katmandou en apportant avec eux les enseignements sur Vajrakīlaya[12]. Ils y ont transmis le cycle au maître Dharmakośa, qui l’a ensuite apporté en Uḍḍiyāna, contribuant à accroître encore sa portée.
Au Tibet, les enseignements furent largement diffusés par Guru Padmasambhava, Paṇḍita Vimalamitra, Lotsawa Vairotsana et Khandro Yéshé Tsogyal (mkha’ ’gro ye shes mtsho rgyal). Sur les instructions de Padmasambhava, Yéshé Tsogyal a transmis les enseignements à son compagnon Ācārya Salé (a tsar ya sa le), qui les a notés. Ce dernier les a ensuite transmis à la Princesse Péma Sal[13], la fille du Roi du Dharma Tri Songdétsen (khri srong lde btsan, 742–v. 800), tandis que Vairotsana a apporté les enseignements au royaume du Khotan[14]. Guru Padmasambhava a aussi transmis le cycle de Vajrakīlaya à Khön Lü’i Wangpo (’khon klu’i dbang po), entre autres ; de là, le cycle passa d’une génération à une autre jusqu’à atteindre Khön Könchok Gyalpo (khon dkon mchog rgyal po, 1034–1102) [15]. Comme Jamyang Khyentsé Wangpo (’jam dbyangs mkhyen brtse’i dbang po, 1820–1892) le raconte dans son colophon au Segment du tantra-racine de Vajrakīlaya (rdo rje phur pa rtsa ba’i rgyud kyi dum bu), un épisode important se déroula alors que Sakya Paṇḍita (1182–1251) résidait au monastère de Sekzhing au Shang (shangs sreg zhing gi dgon pa). Un yogi l’approcha avec un manuscrit sanskrit. Le maître l’inspecta et y reconnut une authentique section du Tantra-racine de Vajrakīlaya qui aurait appartenu à Guru Padmasambhava. Une grande cérémonie fut organisée et Sakya Paṇḍita lui-même entreprit la traduction du texte. Cet événement a contribué à préparer le terrain pour une vaste dissémination de l’activité de Vajrakīlaya au Tibet[16]. C’est ainsi que les enseignements sur Vajrakīlaya furent transmis et devinrent un élément central de la transmission orale (bka’ ma) de la lignée Sakya, établissant une tradition vivante qui se poursuit de nos jours.
En parallèle à la tradition orale, Guru Padmasambhava et ses disciples auraient aussi caché de nombreux enseignements sur Vajrakīlaya en tant que trésors (gter ma) destinés à être découverts ultérieurement par des révélateurs de trésors, ou tertöns (gter ston). En fait, la plupart des tertöns de la tradition Nyingma ont découvert au moins une pratique de Vajrakīlaya. Parmi les sādhana révélés, la tradition exégétique souligne que trois cycles sont particulièrement significatifs, en raison de leur ampleur et de leur profondeur : Le Vajrakīlaya du Rasoir extrêmement secret (phur ba yang gsang spu gri) de Guru Chöwang (gu ru chos dbang, 1212–1270), les cycles du Vajrakīlaya des Trésors du Nord (byang gter rdo rje phur pa) de Rigdzin Gödem (rig ’dzin rgod ldem, 1337–1408), et Le Vajrakīlaya de l’Essence de l’esprit éveillé (rdo rje phur pa thugs kyi nying khu) de Sangyé Lingpa (sangs rgyas gling pa, 1340–1396). Le cycle de Vajrakīlaya insurpassable et suprêmement secret (rdo rje phur pa yang gsang bla med) révélé par Ratna Lingpa (ratna gling pa, 1403–1478) a aussi gagné une grande notoriété et est toujours pratiqué dans les écoles Nyingma et Kagyü[17]. En outre, une contribution remarquable est celle de Rigdzin Jigmé Lingpa (rig ’dzin ’jigs med gling pa, 1730–1798), dont le Système tantrique de Vajrakīlaya (rgyud lugs phur pa) incorpore la transmission orale de Vajrakīlaya à des éléments issus de la tradition des trésors. Ce système combine ainsi en une pratique unifiée les bénédictions et l’autorité des deux lignées[18]. Grâce à ces divers courants de transmissions – révélées et reçues –, Vajrakīlaya est demeuré l’une des déités les plus pratiquées de la tradition tibétaine du Vajrayāna.
| Introduction traduite en français, à partir de l’anglais, par Vincent Thibault (2025).
Pour en savoir plus
Beer, Robert. The Encyclopedia of Tibetan Symbols and Motifs. Boston: Shambhala Publications, 1999.
Boord, Martin J. The Cult of the Deity Vajrakīla: According to the Texts of the Northern Treasures Tradition of Tibet (Byang-gter phur-pa). Tring: The Institute of Buddhist Studies, 1993.
______. A Bolt of Lightning from the Blue: The Vast Commentary on Vajrakīla That Clearly Deciphers the Essential Meaning, Revealed as the Sharp Weapon Subduing Demons. Berlin: Edition Khordong, 2002.
______. A Roll of Thunder from the Void: Vajrakīla Texts of the Northern Treasures Tradition. Berlin: Edition Khordong, 2010.
Dudjom Rinpoche. The Nyingma School of Tibetan Buddhism: Its Fundamentals and History. Translated and edited by Gyurme Dorje and Matthew Kapstein. Boston: Wisdom Publications, 1991.
Esler, Dylan. “The Phur pa’i rtsa rgyud in the bKa’ brgyad bde gshegs ’dus pa Corpus: Introduction, Translation, and Notes.” Revue d’Etudes Tibétaines 63, 2022: 8–45.
Garchen Rinpoche. Vajrakilaya—A Complete Guide with Experiential Instructions. Ithaca: Snow Lion Publications, 2022.
Jamyang Khyentse Wangpo. “A Section of the Vajrakīla Root Tantra.” Lotsawa House. Trans. Samye Translations.
Khenchen Palden Sherab & Khenpo Tsewang Dongyal. The Dark Red Amulet: Oral Instructions on the Practice of Vajrakīlaya. Ithaca: Snow Lion Publications, 2007.
Khenchen Namdrol Rinpoche. The Practice of Vajrakilaya: Oral Teachings Given at Kunzang Palyul Choling. Ithaca: Snow Lion Publications, 1999.
Li, Mengyan. “Origination, Transmission, and Reception of the Phur-pa Cycle: A Study of the rDo-rje-phur-pa Cycle of Tantric Teachings in Tibet with Special Reference to Sog-bzlog-pa Blo-gros-rgyal-mtshan’s Phur pa’i lo rgyus.” PhD dissertation, University of Hamburg, 2018.
Linrothe, Rob. Ruthless Compassion: Wrathful Deities in Early Indo‑Tibetan Esoteric Buddhist Art. London / New York: Serindia, 1999.
Mayer, Robert. “Observations on the Tibetan Phur-pa and the Indian Kīla.” In The Buddhist Forum, Vol. II, edited by Tadeusz Skorupski, 155–181. London: School of Oriental and African Studies, University of London, 1991.
______. A Scripture of the Ancient Tantra Collection: The Phur pa bcu gnyis. Oxford: Kiscadale Publications, 1996.
Orgyen Tobgyal Rinpoche. “Vajrakīlaya.” Originally taught in Lerab Ling, on August 20, 1997. Trans. Gyurme Avertin, ed. Janine Schultz. All-OTR.
Samye Translations. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in Nepal (Vol. 1). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2019.
______. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in India (Vol. 2). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2021.
______. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in Tibet (Vol. 3). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2023.
Version : 1.0-20251119
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Un doute subsiste quant au nom correct de la déité en sanskrit, puisqu’on n’a toujours pas trouvé de source sanskrite originale dans laquelle Vajrakīla ou Vajrakīlaya occupe la place centrale. Certains textes sanskrits mentionnent bien une déité appelée Vajrakīla, mais le nom Vajrakīlaya n’est attesté dans aucune source indienne connue. En revanche, la littérature tibétaine fait régulièrement référence à la déité en tant que Vajrakīlaya. Comme l’a signalé Robert Mayer (1996, 165–166, note 1), le nom Vajrakīlaya pourrait dériver de l’impératif causatif à la deuxième personne du singulier du verbe sanskrit kīl, qui signifie « lier », « fixer », ou « clouer ». Kīlaya aurait alors le sens de « attache ! », ou « fais en sorte de lier ! », et viendrait peut-être de mantras impératifs ultérieurement interprétés comme un nom propre. Ce phénomène n’est pas sans précédent dans la littérature tantrique, où des impératifs ou vocatifs sont parfois déifiés, Hevajra étant un exemple célèbre. ↩
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Beer (1999), p. 246. ↩
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Khenchen Namdrol Rinpoche (1999), pp. 62–64. ↩
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Boord (2002), p. xiii. ↩
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Samye Translations (2023), pp. 51–53. ↩
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Boord (2002), p. xiii. ↩
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Selon la source, le messager est appelé soit Jinamitra, soit Jilajisa. Les noms newars de ces messagers sont reconstruits sur la base de leurs équivalents tibétains. ↩
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Pour une explication détaillée des événements qui se sont déroulés aux grottes d’Asoura et de Yangleshö, voir Samye Translations (2019), pp. 139–160. ↩
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Pour une discussion détaillée de l’apprivoisement des déesses Tenma à Yangleshö, voir Mayer (2008), pp. 296–308. ↩
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Boord (1993), p. 109. ↩
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Boord (2002), xiii, xvi et xix. ↩
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C’est dans la vallée de Katmandou que Tharpa Lotsawa Nyima Gyaltsen (thar pa lo tsā ba nyi ma rgyal mtshan, env. 1270–1320), maître de Butön Rinchen Droup (bu ston rin chen grub, 1290–1364), a trouvé des fragments du tantra de Vajrakīlaya en sanskrit. Voir Boord (1993), p. 107. ↩
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Boord (2002), xxvii–xxviii. ↩
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Boord (1993), pp. 8 et 50–51. ↩
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Orgyen Tobgyal Rinpoche (1997). ↩
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Jamyang Khyentse Wangpo (2021). ↩
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Orgyen Tobgyal Rinpoche (1997). Pour un survol de ces cycles et d’autres cycles de Vajrakīlaya, voir Li (2018), pp. 109–124. Rigdzin Gödem a révélé plusieurs cycles de Vajrakīlaya, appelés collectivement les cycles de Vajrakīlaya des Trésors du Nord. Pour quelques notes à ce sujet, voir Li (2018), pp. 109–110). ↩
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Li (2018), pp. 92–93. ↩
