Introduction aux huit vidyādhara
Introduction aux huit vidyādhara
par Stefan Mang
Les huit vidyādhara (rig ’dzin brgyad) ou « détenteurs de la présence éveillée » [1] sont huit grands maîtres bouddhistes. Collectivement, ils représentent des figures centrales dans le récit de la transmission des Kagyé (bka’ brgyad, ou « enseignements des huit sādhana »), qui constituent l’un des cycles tantriques les plus fondamentaux et les plus symboliquement riches de la tradition Nyingma (rnying ma) du bouddhisme tibétain.
Selon la tradition, le compilateur des enseignements des Kagyé aurait été Vajradharma (rdo rje chos), déité en sambhogakāya qui les a ensuite confiés à la ḍākinī Karmendrāṇī (mkha’ ’gro ma las kyi dbang mo). Cette dernière les a cachés sur le plan du nirmāṇakāya, dans le stūpa de Śaṅkarakūṭa (mchod rten bde byed brtsegs pa), au charnier de Śītavana (bsil ba’i tshal), près de Bodhgaya, en Inde, où les enseignements ont attendu d’être révélés[2].
Le moment venu, huit vidyādhara accomplis se sont réunis au site sacré, menés par Guru Padmasambhava. Pendant leur dernière nuit de pratique méditative, le stūpa aurait émis une lumière radieuse et des étincelles. La ḍākinī Karmendrāṇī est apparue et a confié à chaque maître un écrin symbolique, chacun constitué d’une substance précieuse différente et contenant un sādhana spécifique qui répondait parfaitement au karma et à la disposition du récipiendaire. Ces huit sādhana correspondent aux Kagyé, qui sont parfois encore appelés les « huit principes d’accomplissement » :
Vimalamitra a reçu un écrin en or contenant le sādhana de Chemchok Hérouka (che mchog he ru ka), personnification des qualités éveillées (yon tan).
Hūṃkāra a reçu un écrin en argent contenant la pratique de Yangdak Hérouka (yang dag he ru ka), qui représente l’esprit éveillé (thugs).
Mañjuśrīmitra a reçu un écrin en fer, lequel contenait la pratique de Yamāntaka (gshin rje gshed), qui symbolise le corps éveillé (sku).
Nāgārjuna[3] a reçu un écrin en cuivre contenant la pratique d’Hayagrīva (rta mgrin), qui symbolise la parole éveillée (gsung).
Prabhāhasti a reçu un écrin en turquoise contenant la pratique de Vajrakīlaya (rdo rje phur ba), manifestation de l’activité éveillée (phrin las)[4].
Dhanasaṃskṛta a reçu un écrin en corne de rhinocéros contenant la pratique de Mamo Bötong (ma mo ’bod stong), pour l’invocation et l’orientation de la « déesse féroce »
Rambuguhya Devacandra a reçu un écrin en agate contenant la pratique de Jikten Chötö (’jig rten mchod bstod), associée aux offrandes et louanges mondaines.
Śāntigarbha a reçu un écrin en pierre de dzi contenant la pratique de Möpa Drak-ngak (smod pa drag sngags), associée à des mantras de malédiction pour repousser les obstacles.
Guru Padmasambhava s’est vu confier un neuvième écrin, constitué des huit substances. Cette cassette contenait les enseignements et sādhana qui intègrent toutes les pratiques de déités individuelles en un seul maṇḍala et en une structure sotériologique complète[5].
On considère que chacun de ces neuf maîtres a atteint le deuxième niveau des vidyādhara, celui du pouvoir sur la vie (tshe dbang gi rig ’dzin)[6], ce qui les a affranchis des contraintes du temps ordinaire. En tant que tel, ils ne sont pas limités par la chronologie conventionnelle, et l’on croit qu’ils se manifestent à différentes époques pour répondre aux besoins des êtres et du Dharma. Ces vidyādhara qui ont accompli leurs pratiques respectives sont devenus les premiers humains détenteurs des enseignements des huit grands sādhana[7].
Selon la tradition, chaque vidyādhara a ensuite transmis sa propre lignée à Guru Padmasambhava, faisant de lui la personnification unifiée de l’intégralité du cycle des Kagyé. Padmasambhava a par la suite transmis tout le système au Roi du Dharma Tri Songdétsen (khri srong lde btsan, 742 – v. 800) et à ses vingt-cinq principaux disciples tibétains. De plus, il a désigné des grottes sacrées correspondant à chaque déité – les « huit merveilleuses grottes d’accomplissement » (sgrub gnas brag phug chen po brgyad)[8] –, et a donné l’instruction à neuf disciples principaux d’y faire des retraites, selon leur affiliation karmique. Grâce à leur pratique, ces disciples ont rapidement accédé aux siddhis et sont devenus les huit premiers vidyādhara tibétains[9], dont la réalisation égala celle de leurs prédécesseurs indiens. Avec Guru Padmasambhava, ils ont ensuite caché ces enseignements en tant que trésors spirituels (gter ma) destinés à être révélés ultérieurement pour le bien des générations futures. Grâce à cette transmission cruciale, la lignée a pu atteindre le Tibet, et elle fut perpétuée à la fois par l’entremise de trésors et d’instructions orales directes, pour devenir un pilier fondamental de la pratique tantrique nyingma[10].
Les huit vidyādhara ne furent pas seulement des détenteurs de lignée, mais aussi des architectes doctrinaux. Chacun a transmis les enseignements à la lumière de sa propre réalisation et de son propre style d’interprétation. Ainsi, Vimalamitra a mis l’accent sur la structure octuple du maṇḍala ; Hūṃkāra a enseigné dans le cadre de la vue, de la méditation et de la conduite ; Mañjuśrīmitra a insisté sur les étapes de génération, de complétude et de Grande Perfection (rdzogs chen) ; Nāgārjuna s’est concentré sur les tantras, la transmission, et les instructions essentielles ; Dhanasaṃskṛta a articulé la voie dans le cadre de la base, du chemin et du fruit ; Rambuguhya a utilisé des métaphores, telles que la forteresse, le sentier de montagne et la force vitale ; Śāntigarbha a enseigné des méthodes pour maîtriser la force vitale du saṃsāra et du nirvāṇa ; et Guru Padmasambhava a synthétisé l’ensemble du système en six grandes catégories : vue, initiation, samaya, samādhi, conduite, instruction essentielle[11].
Collectivement, les huit vidyādhara servent de passerelle rituelle et visionnaire reliant l’origine des Kagyé (sur le plan du sambhogakāya) à sa transmission dans le monde humain (sur le plan du nirmāṇakāya).
À partir de Nyangrel Nyima Özer (nyang ral nyi ma ’od zer, 1124–1192), les enseignements et pratiques des Kagyé ont continué d’être révélés au Tibet et au-delà, et ce, au fil des siècles. Un exemple notable est celui de Rigdzin Jigmé Lingpa (rig ’dzin ’jigs med gling pa, 1730–1798) qui a révélé la pratique de Rigdzin Düpa (rig ’dzin ’dus pa, « L’Assemblée des vidyādhara »), sādhana du maître intérieur du cycle du Longchen nyingtik (klong chen snying thig, « L’Essence du cœur de l’immensité »). Dans cette pratique, les huit vidyādhara constituent un maṇḍala de maîtres éveillés entourant Guru Padmasambhava. Ils représentent le résultat final atteignable par la pratique des Kagyé. Le pratiquant invoque donc leurs bénédictions pour parvenir à ce même niveau de réalisation.
Pour en savoir plus
Boord, Martin. The Cult of the Deity Vajrakila. Tring: The Institute of Buddhist Studies, 1993.
Dudjom Rinpoche. The Nyingma School of Tibetan Buddhism: Its Fundamentals and History. Translated and edited by Gyurme Dorje and Matthew Kapstein. Boston: Wisdom Publications, 1991.
Samye Translations. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in India (Vol. 2). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2021.
______. Following in Your Footsteps: The Lotus-Born Guru in Tibet (Vol. 3). Kathmandu: Rangjung Yeshe, 2023.
Trautz, Nicholas. “On the bKa’ brgyad bde gshegs ’dus pa: Revelation, Ritual, and the Making of a Tantric Canon in Tibet.” Doctoral Dissertation. University of California: Berkeley, 2021.
Tulku Thondup. Masters of Meditation and Miracles, edited by Harold Talbott. Boston: Shambhala, 1996.
______. Enlightened Journey. Ed. Harold Talbott. Boston: Shambhala, 2001.
Version : 1.0-20250922
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Si vidyādhara est souvent traduit par « détenteur de la présence éveillée », cette habitude reflète le terme tibétain rig ’dzin, lequel est basé sur rig pa (« présence éveillée » ou « connaissance »). Le terme sanskrit vidyādhara, issu de vidyā (« connaissance ésotérique »), fait plus spécifiquement référence à un pratiquant tantrique qui est parvenu aux siddhis (ou pouvoirs extraordinaires). Dans le contexte des huit vidyādhara, les deux sens s’appliquent, puisque l’on considère que ces huit grandes figures ont parachevé la maîtrise de la présence éveillée et atteint les siddhis en accomplissant leur pratique de déité respective. ↩
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Voir Samye Translations (2023), pp. 51–53 ; Trautz (2021), pp. 36–37. ↩
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Parfois appelé Nāgārjunagarbha. ↩
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Selon plusieurs sources, ce serait Guru Padmasambhava, plutôt que Prabhāhasti, qui aurait reçu les enseignements sur Vajrakīlaya. ↩
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L’histoire de la révélation des enseignements des huit grands sādhana varie légèrement selon les sources. Pour en savoir plus, voir : Dudjom Rinpoche (1991), pp. 482–484 ; Tulku Thondup (1996), pp. 24–28 ; Boord (1993), pp. 99–101 ; et Samye Translations (2021), pp. 152–154. ↩
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Il s’agit du deuxième des quatre niveaux qui balisent la voie tantrique menant à l’éveil selon la tradition Nyingma. Ils représentent une progression – des niveaux de plus en plus raffinés de réalisation et d’accomplissements spirituels. Pour plus de détails, voir : Tulku Thondup (2001), pp. 218–221. ↩
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Samye Translations (2023), p. 54. ↩
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Pour une présentation détaillée de ces huit merveilleuses grottes, voir : Samye Translations (2023), pp. 149–235. ↩
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Les huit vidyādhara du Tibet (bod kyi rig 'dzin brgyad), ou huit grands siddhas du Tibet (bod yul grub chen brgyad), sont vénérés comme d’insurpassables modèles de réalisation spirituelle. Ce sont : (1) le Roi du Dharma, Trisong Détsen ; (2) Namkhé Nyingpo (nam mkha'i snying po) ; (3) Noupchen Sangyé Yéshé (gnubs chen sangs rgyas ye shes) ; (4) Gyalwa Chokyang (rgyal ba mchog dbyangs) ; (5) Khandro Yéshé Tsogyal (mkha' 'gro ye shes mtsho rgyal) ; (6) Palgyi Yéshé (dpal gyi ye shes) ; (7) Palgyi Sengé (dpal gyi seng ge) ; et (8) Lotsawa Vairotsana. Chacun est associé à l’une des huit déités, par la pratique de laquelle il est parvenu à l’accomplissement, à savoir : (1) Chemchok Hérouka ; (2) Yangdak Hérouka ; (3) Yamāntaka ; (4) Hayagrīva ; (5) Vajrakīlaya ; (6) Mamo Bötong ; (7) Jigten Chötö ; et (8) Möpa Drak-ngak, respectivement. Notons que le Roi Trisong Détsen et Nyak Jñanakumara ont tous deux reçu la transmission de Chemchok Hérouka. Le roi a atteint la réalisation en retraite au monastère de Samyé, et figure donc dans la liste des huit vidyādhara. Nyak Jñanakumara, qui a pratiqué dans la grotte de Yarloung Sheldrak (yar klungs shel brag), a atteint le même niveau de réalisation, bien qu’il ne soit pas formellement inclus dans cette liste. Pour en savoir plus à leur sujet, voir : Samye Translations (2023), pp. 149–235. ↩
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Trautz (2021), pp. 37–38. ↩
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Samye Translations (2023), pp. 55–56. ↩